Tant d’encre versée

Je suis tombée sur une citation de l’écrivain George Saunders ce matin qui disait « Dans le domaine de l’art, et d’une manière générale peut-être,  l’idée est d’être capable de se sentir à l’aise avec des choses contradictoires ». Comme dirait mon éternel livre de chevet (le Yi Jing) « l’eau et le feu ne se combattent pas ». Eh bien la beauté de ce livre, que j’ai adoré, est qu’il nous invite à cela. Comprendre qu’il faut dépasser les compréhensions basiques de la vie, de son sens, du bon, du mauvais. En l’espace de 48 heures de la vie d’une femme nous allons parcourir une série d’événements insensés, parfois grotesques, souvent drôles, tout aussi souvent tragiques et jamais nous ne pourrons juger. S’émouvoir, ressentir, rire, pleurer, oui, labelliser, non ! Parce que la vie est plus vaste. Parce qu’on ne peut pas la réduire avec des raisonnements et explications qui se tiennent rationnellement. Naturellement le récit est en même temps une promenade littéraire contenant mille références et citations. Tout est là, dit dans la littérature, de mille façons différentes !

A Novel Reader Van GoghL’intrigue se situe à Beyrouth. Une femme d’âge mûr prépare son nouveau projet de traduction à démarrer dans quelques jours : le 1er de l’an, car c’est toujours à cette date-là qu’elle entreprend une nouvelle traduction. Mais ces quelques jours qui la séparent de la nouvelle année à venir vont révolutionner sa vie, et permettre à l’écrivain de nous raconter cette vie, celle des voisins, amis, famille du personnage. La guerre civile du liban et toute la complexité de ce petit pays sont entrelacés dans le récit. Et puis surtout, la ville de Beyrouth est célébrée au point de devenir un personnage à part entière du livre. « Ma Beyrouth » dit la narratrice et notre coeur s’élance…

Jean-Claude GrandfondVous le savez, les livres des écrivains anglophones j’aime les lire dans leur version originale. Peut-être cela vient de mon passé de traductrice. Peut-être est-ce une manière pour moi de saisir un écrit dans son essence. Pour une fois j’ai lu la traduction française. J’ai trouvé que le titre traduit en français était tout aussi joli et évocateur que le titre original (« Des vies de papier » pour « An unnecessary woman »). Et je me suis délecté. C’est tout comme si l’écrivain avait rédigé son écrit en anglais tout en pensant en arabe et en ressentant les choses en français. Le traducteur français a puisé l’émotion à la source et l’a merveilleusement rendue dans cette langue qui touche mais qui ne pardonne pas.

J’aurais tant de choses à dire sur ce livre, tant d’extraits à porter à vos yeux…Yves Borredon Cela est probablement le signe qu’il faut simplement que je vous recommande de lire ce livre. Néanmoins je partagerai avec vous vous l’idée qui m’est venue une fois le livre terminé : ce livre nous dit parfaitement Le Liban et ses habitants. Comme une musique jouée au violon il vous prend langoureusement aux tripes, et l’instant même où vous avez des larmes qui perlent dans vos yeux et que vous êtes accablé par la mélancolie triste il vous secoue et vous entraîne dans des pas de danse effrénés façon tzigane ou polka ; vous vous surprenez à partir d’un éclat de rire retentissant. Au coeur de la tristesse il y a de la joie. La recette du « savoir aimer la vie » se trouve là. L’humour et la gaieté viennent prendre en embuscade le chagrin à l’instant même où il voudrait se faire ravageur.

C’est ainsi : ce livre est drôle alors que l’histoire est triste. D’une grande intelligence, la narratrice est toujours en décalage avec les personnes et les situations qui l’environnent. Nous sommes dans sa tête et entendons ses pensées qui commentent les événements et les rendent délicieux. Mike Stilkey2 Un monde très imaginaire et récolté dans les écrits littéraires peuple son esprit. Ce monde-là est autrement plus ample que celui qui l’entoure. Ces deux mondes pourront-ils se rencontrer ? Pourront-ils faire la paix ensemble et s’enrichir mutuellement ? Voilà le défi que Rabih Alameddine relève avec brio. J’avais lu son livre Hakawati il y a une dizaine d’années. Un livre radicalement autre, mais pas si différent dans le fond puisqu’il y racontait une histoire contemporaine en l’insérant dans une autre histoire, légendaire…

Je vous invite aussi à lire son tout dernier roman, publié en France le 30 août 2018 : L’Ange de l’Histoire.

Vous trouverez quelques extraits de ce livre en toute fin de l’article Kimamori « Club de Lecture du 20 mai 2017 ».

DES VIES DE PAPIER
(An unnecessary woman)
Rabih Alameddine
Traduit de l’anglais par Nicolas Richard
Ed. Les Escales, 2016 (v.o. 2014)
Prix Femina étranger 2016


Les oeuvres d’art présentées en illustration dans cet article sont de :
– Vincent Van Gogh,
– Jean-Claude Grandfond,
– Yves Borredon,
– Mike Stilkey.

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