Neverland, d’Urmas Vadi

Dans un pays qui ressemble presque aux autres

« Les familles heureuses se ressemblent toutes ; Les familles malheureuses sont malheureuses chacune à leur façon ». Cette première phrase d’Anna Karénine, conviendrait pour résumer Neverland, roman (traduit, très bien, de l’Estonien par Françoise Sule), écrit par Urmas Vadi. Certes, Tolstoï, était russe, et en ces temps un peu obtus, ce seul adjectif dérange, mais il était et demeure universel, comme Urmas Vadi.

Neverland met en scène quatre personnages principaux, dans l’Estonie de 2014. Le pouvoir russe vient d’occuper la Crimée et guerroie dans le Donbass. On connaît la suite. Cet arrière-plan historique a son importance, on y reviendra, mais l’essentiel se joue côté cour entre Margo et Elina, Roman et Sigrid.

Scène ou côté cour, le lexique du théâtre ne vient pas par hasard. Romancier célèbre dans son pays, Urmas Vadi, est également dramaturge. Le roman est constitué de courts chapitres, mettant en scène, l’un des principaux protagonistes, seul ou avec un partenaire. D’où l’importance des dialogues ou monologue, d’où la place aussi que prennent les émotions dans de nombreux épisodes.

De quoi s’agit-il au juste ? Margo, un universitaire mal dans sa peau et son épouse Elina qui n’est liée à lui que par leur enfant, vivent une énième crise et ils se séparent. Ils se comportent comme des enfants, notamment Margo, et auraient bien besoin que des adultes les aident, et les aiment. Kaarel, leur jeune fils, supporte mal d’être ballotté entre ses deux parents. Il n’existe que parce qu’il est un enjeu entre eux et n’a pas sa place.

De son côté, Sigrid a conçu Maria, sa fille qui nait dans la douleur au début de l’intrigue avec Roman. Plutôt qu’un père et compagnon, elle ne voit en lui que celui qui a donné son sperme. Mais Roman veut être père et se marier avec Sigrid. Des couples fragiles – on le sait partout et depuis toujours – ce sont des histoires passées jamais achevées et celle de nos quatre personnages, en donne la preuve.

Margo est le fils de Leena, une comédienne qui ne trouve plus d’emploi au théâtre, sinon dans ses rêves. Elle est sujette à des hallucinations, explique à qui le croit qu’elle répète un rôle dans une adaptation réalisé par un grand metteur en scène russe, de Crime et châtiment. Elle joue le rôle d’Aliona Ivanovna, usurière, tuée à coups de hache par Raskolnikov. Ce meurtre fictif fait écho à un autre, bien réel, qui s’est déroulé pendant l’occupation soviétique, avant 1941 ou après la guerre 39-45. Un jeune soldat russe, surnommé Petit Tsigane, a été sauvagement assassiné par les fermiers estoniens des alentours, guidés par le propriétaire de la maison chez qui lui et d’autres soldats vivaient. Aliide, grand-tante de Margo, a assisté au crime, à ce qui a suivi et ne s’en est jamais vraiment remise. Comme Leena, elle perd la raison et tout s’en ressent dans sa maison.

Le passé de Roman et de Sigrid est aussi un passif. Lui est pour moitié russe pour moitié estonien. Dans les trois Etats baltes cette mixité a toujours été compliquée. Le conflit avec la Russie n’a fait qu’exacerber la tension. Roman supporte mal cette identité mixte ; il s’est engagé dans la ligue de défense, un groupement paramilitaire qui prépare la guerre à venir. Roman est du moins certain qu’elle éclatera. Mais cette guerre se déroule déjà dans sa famille. Les relations qu’il entretient avec Aleks, son frère ainé à qui tout réussit sont difficiles. Celles avec son père sont mauvaises. Tout explose lors d’une fête de famille. Les colères de Roman, sa jalousie, ses fragilités, son incapacité à trouver sa place viennent là aussi de loin. Sigrid, le sent, le sait. Elle hérite, elle-même d’une mère peu fiable et d’un père que le lecteur découvrira.

La tentation est grande de tirer tous les fils, de tisser la toile de ce roman très riche, à la fois limpide et profus. Des éléments de fantastique se mêlent à un récit qui pourraient se dérouler dans n’importe quel pays, ou presque. L’Estonie aime les contes, les légendes, mais elle est aussi ancrée dans la modernité et ses préoccupations sont très terre-à-terre. Ainsi, Elena tente de refaire sa vie après sa séparation avec Margo. Elle monte une entreprise de taxis réservée aux femmes. Le machisme à l’œuvre dans ce pays encore fermé ou conservateur ne laisse guère de marge. Quant à Margo, séparé de celle qu’il aime, cherche un nouvel équilibre affectif à travers des expériences sexuelles bien éphémères.

Neverland ne se résume pas aux tensions, aux crises et à la pesanteur des héritages. Le narrateur (on pourrait dire metteur en scène) a l’art de mettre en relief le ridicule des situations. Son ironie à peine marquée montre à la fois la tendresse et la dérision avec lesquelles il traite toutes les situations, même les plus extrêmes.

Reste, ce qui est le plus tangible : appartenir à une petite nation longtemps occupée, dont le peuple a subi humiliations, déportations et persécutions, rend le présent plus incertain. Il faut faire, agir, bâtir, aimer, mais pour combien de temps, quand la menace de l’impérial voisin persiste ? Neverland est ce pays où l’on n’arrive jamais, ce paradis perdu que l’on ne retrouvera pas, ni dans la sphère intime, ni dans le chaos d’un monde qui se transforme sans que l’on n’y puisse rien.

NEVERLAND
Urmas Vadi
traduit de l'estonien par Françoise Sule
éditions d'en bas, 2025

Pour commander le livre contacter l'éditeur par mail : contact[@]enbas.ch

Article de Norbert Czarny.
Norbert CZARNY a enseigné les Lettres en collège, il est critique littéraire et écrivain. Ses articles sont disponibles à La Quinzaine littéraire, En attendant Nadeau et L’École des Lettres. Son dernier livre, Mains, fils, ciseaux, éditions Arléa, est paru en 2023.

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