16 parties de chasse, de Tehila Hakimi

Qui est la proie ?

La biographie de Tehila Hakimi nous apprend qu’elle a fait des études d’ingénieur en mécanique. Cette poétesse et romancière israélienne a depuis changé de voie mais dans 16 parties de chasse quelque chose demeure d’une formation scientifique. Sans doute la minutie, la précision et le sens du détail qui traverse ce roman. Un roman construit sur de courts chapitres distingués en six parties aux titres parfois intrigants.
Un roman, disons-le d’emblée, plutôt réjouissant même si le propos ne l’est pas toujours, et encore moins l’état des personnages.

La narratrice a quitté Israël pour prendre un poste dans une succursale, à l’ouest des Etats-Unis. Elle garde son contrat israélien mais parvient à partir. Elle avait besoin de s’éloigner de la famille et d’un compagnon avec qui, pourtant, une vie commune semblait possible. Le contraste entre le petit pays écrasé par la chaleur et les vastes espaces qu’elle découvre est saisissant. Ce d’autant que l’essentiel de son séjour se déroule en hiver et que la neige y est plus abondante que jamais.

L’héroïne dépend de Tal, son patron en Israël, avec qui elle a travaillé de nombreuses années. Mais un certain trouble s’est immiscé et sa direction hésite à la garder. Son contrat de trois ans peut s’arrêter rapidement, à peine signé. Assez vite, elle doit prendre des décisions et surtout faire appel à une avocate. Être enceinte pourrait la sauver d’un licenciement. Cette incertitude sur son emploi ajoute à une inquiétude liée à son expatriation. Elle dépense pas mal d’énergie pour comprendre et appliquer les règles d’une entreprise aux Etats-Unis. Joan, une supérieure dont elle dépendait, quitte l’équipe sans véritable explication. Les hommes dirigent avec leurs codes et leurs façons.

Seul David, un collègue de bureau, se montre plus accueillant. Il lui propose de l’accompagner à la chasse au cerf et les 16 parties de chasse indiquées par le titre sont celles qui rythment le roman. Toutes ces parties sont introduites par la même phrase, dans laquelle un seul adjectif numéral change : « la première fois que j’ai tiré en Amérique » jusqu’une dernière fois dont nous ne dirons rien.

Au quotidien de la narratrice, toujours prévisible, organisé en apparence, s’oppose ce qui se passe en elle. Elle a ainsi beaucoup de difficultés à s’adapter à la nourriture du pays, à ingurgiter les petits déjeuners par exemple. Au point de se laisser maigrir. Son corps, observé ou au contraire négligé est l’un de ses terrains d’observation. De cet écart entre apparence et profondeur nait un trouble qui ne nous quitte pas. Lire est en effet s’attacher à tous les signes, s’interroger sur des comportements, analyser des situations jamais bien claires.

David vit avec Myriam. Entre eux, plus grand-chose, sinon un événement tragique qui les a désunis. Mais le résumer ainsi serait trop simple. Myriam rencontre la narratrice, participe à certaines parties de chasse, part chez sa sœur, revient. On sait qu’elle écrit, et qu’elle enseigne. Pas grand-chose de plus. Sa présence ajoute au malaise.

David est plus ouvert. Il initie la narratrice à la chasse, lui en apprend les règles et contraintes, lui montre comment agir avec des animaux qu’il respecte. Il essaie d’aider la nouvelle expatriée. Au terme de quelques turbulences, il devient son patron mais on est frappé par le respect qu’il lui témoigne. Il lui fait confiance lors de négociations de contrats plutôt exigeantes, complexes.

L’héroïne ne vient pas de nulle part : une visite dans un magasin d’armes rappelle à l’héroïne son passé de soldate. Un fusil lui est familier bien qu’on ne sache pas si elle en a fait usage avant ou pas. Avant est une période assez floue que la cinquième partie du roman intitulée « partir » éclaire. On en sait plus sur sa famille, sur l’amour brisé, on en sait plus aussi sur l’isolement de cette femme assez différente des siens, dans un pays où le conformisme social et la norme sont très puissants. Elle ne sait quel parti choisir et dans un roman qui décrit des actions plus qu’il ne les explique ou les motive, ses hésitations, ses remords et ses décisions contradictoires importent davantage que tout.

Mais on manquerait une dimension essentielle si on négligeait l’humour de Tehila Hakimi. Il suffit d’un adjectif, d’une phrase en fin de paragraphe pour que l’incongru, le bizarre voire l’absurde pointent. Les parties de chasse visent des cerfs. Le froid glacial modifie les perceptions et on ne sait si l’héroïne a vraiment vu ce qu’elle croit distinguer. Une main humaine sur le sol gelé la fait basculer lors d’une des chasses. C’est l’écho d’une lecture, celle d’une nouvelle de Patricia Highsmith dans laquelle l’expression « demander la main de quelqu’un » est prise à la lettre. Qui a lu cette autrice sait comment elle introduit le fantastique dans le réel.

Mais l’humour tient aussi à l’évocation de la réalité quotidienne. Les mails doivent contenir des « il semble », « peut-être » et autres modalisateurs pour ne heurter personne ; le sourire « corporate » s’impose. Un magasin IKEA est le premier endroit où elle se sent vraiment chez elle. Regardant des infos en Israël elle est étonnée par le présentateur ne sachant « si c’étaient les infos ou un nouveau format de divertissement ». Confusion qui dépasse ce seul pays.

Ou bien on sourit quand sur le point de quitter Israël, la narratrice fait la liste désordonnée de ses dernières taches, parmi lesquelles des visites médicales. Sans doute une injonction maternelle.

L’entreprise, la famille, le pays : trois modèles qu’elle fuit dans la nature trouvant, à contempler les cerfs, une liberté incertaine.

16 PARTIES DE CHASSE
Tehila Hakimi
traduit de l’hébreu par Rosie Pinhas-Delpuech
éd. Denoël, 2025
Sortie en librairie le 4 septembre

Article de Norbert Czarny.
Norbert CZARNY a enseigné les Lettres en collège, il est critique littéraire et écrivain. Ses articles sont disponibles à La Quinzaine littéraire, En attendant Nadeau et L’École des Lettres. Son dernier livre, Mains, fils, ciseaux, éditions Arléa, est paru en 2023.

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