« Personne parmi les habitants de l'île ou leurs ancêtres n'avait jamais payé d'impôts, ni possédé de compte en banque, ni contracté d'emprunt, ni obtenu le moindre acte de naissance, certificat de mariage ou permis de pêche. Ils vivaient sur l'île depuis plus d'un siècle, tout simplement, sans guère recevoir d'aide ni subir d'hostilité particulière de la part de leurs voisins du continent. »
Le roman s'ouvre sur une scène délicieuse : une famille est réunie sur son île et un des enfants réclame la légende familial : « Raconte-nous la tempête, Grammy ». L'on assiste alors à un récit tout comme biblique du déluge survenu un siècle plus tôt. La première génération venait de s'installer sur l'île. En 1815 l'ouragan avait failli les engloutir tous. Car oui, en 1792 Benjamin Honey ancien esclave et sa femme irlandaise Patience s'étaient réfugiés sur ce bout de terre progressivement rendu paradisiaque avec ses pommiers qui lui avaient valu l'appellation Apple Island. Depuis nombre de démunis, en marge de la société, l'avaient peuplée. Quatre familles habitent là désormais. Ils sont pauvres, ils ont une vie simple et ils sont heureux. En 1912 un missionnaire blanc embarque sur l'île en ayant à cœur d'instruire ce petit monde, les ramener vers Dieu. Les civiliser. Et cet homme fera ressurgir sur l'île le monde du dehors pour le meilleur, et nous nous en doutons, surtout pour le pire.
Nous lirons alors étape par étape ce qui conduira cette petite communauté vers son anéantissement. On sait bien que l'enfer est pavé de bonnes intentions. Sans oublier que chez l'homme les intérêts économiques, les conventions sociales et les jugements d'exclusion, qu'elles se fondent sur une présumée supériorité raciale ou autre, l'emportent souvent sur tout sens d'humanité.
La beauté du roman réside dans sa langue, épique. Le récit est porté par un rythme lent empreint d'une force implacable, tels les vagues qui soufflent la cadence du temps. Les personnages sont brodés dans l'étoffe mythique et l'Art trouve sa place dans le quotidien de nos îliens : l'homme sculpteur qui vit dans les arbres, le jeune garçon qui est un peintre né...
Dès les premières pages le lecteur sait ce qui va advenir, un nouvel ouragon non plus céleste mais engagé par la main de l'homme va engloutir cet idylle. Et l'on tourne les pages, on s'ébahit de la tournure de la phrase et de la magistrale structure narrative. Paul Harding, encore une fois pose sa marque dans la grande frise de la littérature avec Cet autre Eden, et réjouit le lecteur.
CET AUTRE ÉDEN
(This Other Eden)
Paul Harding
Traduit de l'anglais (États-Unis) par Paul Matthieu
éd. Buchet-Chastel, 2025 (v.o. 2023)
Finaliste National Book Award
Finaliste Booker Prize
Cet article a été conçu et rédigé par Yassi Nasseri, fondatrice de Kimamori.