DJ Bambi, d’Audur Ava Olafsdottir

Avoir un corps

« Je ne vois pas comment on pourrait tout assembler de la vie d’une personne, ses expériences, ses émotions, ses désirs, ses douleurs, les motifs de ces décisions, à chaque instant, ses erreurs, ses regrets, je ne vois pas comment on peut cerner tous ces moments qui finissent par s’emboîter pour former toutes les époques qui constituent un individu. » Ces quelques phrases tirées de DJ Bambi traduisent la profusion qui règne dans ce roman de l’autrice islandaise comme de ses précédents romans. Elle découpe ses romans en brefs chapitres se suivant avec des titres qui résument les quelques paragraphes et constituent une architecture à la fois rigoureuse, fantaisiste ou hasardeuse.

L’œuvre de Auður Ava Ólafsdóttir est remplie d’êtres singuliers, dans un pays singulier, l’Islande. C’est son terreau, même quand ses personnages quittent l’île pour un pays en ruine situé dans les Balkans, dans Ör, ou partent vers un pays du Nord difficile à identifier, dans Rosa Candida. Oui, l’autrice désormais connue en France et ailleurs grâce au dernier roman cité aime les gens qui doutent, les êtres fragiles, celles et ceux qui font des pas de côté ou s’exilent pour être eux-mêmes et acceptés. Alba veut compenser son empreinte carbone et trouve un lieu où planter des arbres et c’est Eden, une terre utopique et improbable ; Dyja est une sage-femme, héritière d’une dynastie de femmes ayant été elles aussi « mères de la lumière » dans La vérité sur la lumière. Un héritage de sa grand-tante change sa vie, dans ce roman. Quant à Maria, elle doit compter sur Perla, une voisine d’un mètre vingt, semblable à un lutin, pour se remettre d’un chagrin dans L’exception. Il y a du monde dans les romans d’Ólafsdóttir, de nombreux événements, à la fois anodins et importants se déroulent et les dialogues et autres échanges abondent, au gré des rencontres.

DJ Bambi, dernier roman traduit par Eric Boury, grand connaisseur de la littérature islandaise est l’histoire de Logn, dont le pseudonyme, DJ Bambi, remonte à son époque d’animatrice dans des bars ou discothèques gay. Elle ne s’est pas toujours nommée Logn, qui signifie calme plat, ou pour penser plus islandais, « absence totale de vent ». Nous n’avons pas beaucoup de mots pour qualifier les vents. L’île volcanique en a beaucoup plus, comme ce qu’elle peut subir du côté du ciel.

Il y a soixante ans, Logn est née dans un corps d’homme. Ce n’était pas son souhait. Et elle émet un vœu : « la seule chose qui m’empêche de m’endormir en me laissant bercer par les vagues est l’idée que le corps qui reposera dans mon cercueil ne sera pas celui d’une femme. Je ne mourrai que lorsque j’aurai rectifié le grand malentendu de mon existence, la plus terrible, erreur qu’a commise le Créateur en me faisant naître dans le corps d’un garçon. » Si possible reposer auprès de sa grand-mère adorée.

Elle a cependant essayé d’assumer ce qui n’était pas ce choix, être un homme. Né avec la seule initiale de V, Logn a été le jumeau de Trausti. Si ce dernier est venu au monde sans problème, l’entrée au monde de V a été plus difficile, beaucoup plus tardive. On apprendra pourquoi vers la toute fin du roman, de même que Logn révèle, à un moment, que née fille elle aurait pris le prénom de cette grand-mère tant aimée. Logn a deux sœurs ainées prénommées Dalia et Fjola avec qui il s’entend mal. A moins qu’elles ne l’acceptent pas telle qu’elle est quand elle change de genre. Encore homme elle - ou il - a été marié avec Sonja et a eu un fils, Kari-Trausti. Elle a une petite fille et son plus grand désir est de la garder de temps en temps : la chambre est prête, dans l’appartement, et Logn espère vainement.

L’histoire familiale est ponctuée de tragédies. V porte ce prénom (sans doute Vilhaljmur) parce que son père et son grand-père portaient ce prénom. Tous deux sont morts noyés, l’alcool ayant joué son rôle dans ces décès accidentels. La mère de Logn avait quitté son mari, élevant seule ses jumeaux. Toutes ces questions de prénoms peuvent paraitre dérisoires si ce n’est qu’elles disent l’incertitude ou le malaise qui pèse sur l’identité. Les prénoms, on le sait, sont un poids, parfois lourd à porter. C’est le cas pour l’héroïne.

Le même flou règne sur les souvenirs ce qui explique la construction du roman. Logn relate son quotidien, parle de ses envies suicidaires, lorsqu’elle marche près de la mer ; elle parle de l’immeuble qu’elle habite, avec des anecdotes sur le conseil syndical dirigé par un amateur de généalogie. Elle décrit ses recherches qui portent aussi bien sur les pandas portant des jumeaux, que les mots comme humanité et virilité, ou des sentiments comme l’amour, né de la compassion chez les femmes et de la pitié chez les hommes. Elle s’intéresse à Bambi, le roman de Félix Salten, métaphore du génocide commis par les nazis, Elle connait toutes les règles du football, intérêt né d’un séjour à Manchester. C’est en somme une femme pleine de curiosité, pleine de questions sur ce qui l’entoure. Mais confuse quant à son passé : « il m’est difficile d’associer les visages et les corps, de reconstituer le puzzle des années avant ma rencontre avec Sonja, je ne suis pas certaine non plus de tout me rappeler dans le bon ordre. »

Pourtant il le faut puisqu’une journaliste ou écrivaine, les deux mots qualifient Auður, T. lui propose d’écrire un livre sur elle. Elle n’y tient pas, Sonja y est hostile, craignant d’être identifiée et donc marquée, les sœurs plus opposées encore. Le livre, selon Auður portera sur la question du Temps, à partir du sens que donne le dictionnaire au mot logn : « Elle a aussi évoqué la possibilité d’ajouter une définition du temps lorsqu’elle aura mieux cerné l’idée que les évènements n’adviennent pas forcément dans le bon ordre, qu’une chose n'arrive pas forcément après une autre. »

Le roman s’attache à une réalité, celle du genre, du corps que l’on a reçu, de celui que l’on se choisit. On suit donc le parcours de Logn qui veut être une femme, entièrement. Le traitement hormonal a commencé de la changer. Une opération doit conclure le processus. Cela tarde et l’attente la fait souffrir. D’aucuns réagissent en la qualifiant d’erreur, d’accident voire d’anomalie. Sonja n’accepte pas d’être autre chose que son ex-épouse ; elle la soupçonne d’avoir été, encore pendant le mariage, un homosexuel cachant ses liaisons ; elle l’a surpris se travestissant en femme, en utilisant ses vêtements. Logn n’a aucune certitude sur sa sexualité, sur sa vie passée en étant « lui », ce garçon qu’elle voit en premier communiant, et qui fut elle, enfant.

Le trouble est là, et pas seulement dans le corps de Logn. Il est dans la ville, dans les rues, les ascenseurs ou commerces de Reykjavik. Tout au long de l’intrigue, des goélands attaquent, un peu comme dans Les Oiseaux, le film de Hitchcock que le président du conseil syndical fait projeter dans le ciné-club de la résidence. Est-ce que les goélands islandais se comporteraient comme des humains aux désirs vengeurs ?

Lire Auður Ava Ólafsdóttir est entrer à tâtons dans un monde aux contours imprécis. Mais les êtres qu’elle met en scène sont déterminés, malgré leur fragilité, à s’y affirmer. On imagine mal d’autres que la romancière islandaise exprimer avec autant de délicatesse et de poésie ce qui est aussi ténu.

DJ BAMBI
Audur Ava Olafsdottir
traduit de l'islandais par Eric Boury
éd. Robert Laffont, 2025
Sortie en librairie le 4 septembre

Article de Norbert Czarny.
Norbert CZARNY a enseigné les Lettres en collège, il est critique littéraire et écrivain. Ses articles sont disponibles à La Quinzaine littéraire, En attendant Nadeau et L’École des Lettres. Son dernier livre, Mains, fils, ciseaux, éditions Arléa, est paru en 2023.

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