« Étrangère dans l'autre moitié de sa ville, elle voit de ses yeux les vitrines de l'Ouest où le moindre besoin est comblé d'avance par une marchandise, la liberté de consommation lui faisant l'effet d'une paroi capitonnée qui coupe chacun de toute aspiration supérieure à ses besoins individuels. Ne sera-t-elle bientôt elle aussi qu'une consommatrice parmi d'autres ? »
Jenny Erpenbeck est une dramaturge, essayiste, romancière et metteuse en scène (de théâtre et d'opéra) allemande, anciennement d'Allemagne de l'est. Après son roman Je vais, tu vas, ils vont que nous avions tant aimé elle nous revient en cette rentrée littéraire 2025 avec Kairos, lauréat du International Booker Prize et déjà dans les sélections des Prix Femina étranger et Prix Médicis étranger de l'année, dans une très belle traduction française.
Ce roman se construit autour d'une liaison amoureuse entre une jeune femme de dix-neuf ans et un homme marié de trente-quatre ans son aîné. Relation déséquilibrée, insaisissable, paraissant parfois cruelle ou nourrie de domination et de manipulation, celle-ci nous conte en réalité une autre histoire. Car bien-sûr, fidèle à elle-même, l'autrice pose bien d'autres questions dans son œuvre et nous permet de déchiffrer le fonctionnement d'un système politique, d'une époque et d'une culture des pays de l'est à mille lieux de la société de consommation établie dans l'ouest.
La beauté du roman, au-delà des multiples dimensions qu'elle contient de compréhension d'un monde, est dans la présence des arts, à chaque page, à chaque étape du récit. La littérature, la musique, le théâtre jalonnent le texte avec d'exquises citations et références fondues dans le roman. Tant Hans, le personnage masculin, écrivain et intellectuel renommé que Katharina, étudiante, sont mélomanes, imprégnés de littérature. La première soirée d'amour qui les lie pour les années à venir se met en scène en musique sous les chants d'un Requiem. Ces deux êtres ont un langage commun, des codes qui régissent leur passion amoureuse.
On trouvera un plaisir de lecture intense dans ce roman, très loin pourtant de nos habitudes. Jenny Erpenbeck a une plume qui maintient le lecteur à distance des émotions hâtives et du pathos. Nous regardons les destins se déployer sous nos yeux, et sommes simultanément perplexe face à ce qui devrait nous tourmenter et ébahis par l'intelligence, la profondeur qui émane de chaque scène, de chaque page. Au sortir du livre on aura appréhendé des situations politiques, économiques et sociales, ainsi qu'une lecture du rôle de l'art, sous un jour nouveau. Tout ce temps on aura été porté par l'histoire de Katharina et de Hans, par l'étrangeté de l'univers qui nous accueille, sans compter la révélation inattendue offerte en fin de roman. Une écriture ciselée, une structure sans faille, mille pépites invitant à la réflexion et disséminées ici et là, des vérités enfouies à chaque détour ... tout l'art de Jenny Erpenbeck est ici à l'œuvre. Pour notre plus grand bonheur.
KAIROS
(Kairos)
Jenny Erpenbeck
Traduit de l'allemand par Rose Labourie
éd. Gallimard, 2025 (v.o. 2021)
Lauréat de International Booker Prize 2024
Sélection Prix du meilleur livre étranger 2025
Sélection Prix Femina roman étranger 2025
Sélection Prix Médicis roman étranger 2025
Cet article a été conçu et rédigé par Yassi Nasseri, fondatrice de Kimamori.