L’Éternel Mirage, de Pierre Bourgeade

1956 comme une autre année

Une année, des lieux, des hommes et femmes, les uns personnages de fiction, les autres ayant réellement existé et agi, c’est le minimum dans tout roman. Pierre Bourgeade, auteur dramatique et romancier mort en 2009 a écrit L’Éternel mirage en 2001 et les éditions Tristram qui rééditent toute son œuvre le publie en 2025. Autant dire qu’entre l’année 1956 et celle que nous vivons, les différences sont hélas minces : guerre, fanatisme et confusion. Cela dit, réduire le roman à ces trois termes serait bien pauvre.
Le roman débute dans les locaux surchauffés d’un grand quotidien. Thomas est journaliste et ne sait plus trop où il en est. Ni de son métier, ni avec sa compagne. Dans ces mêmes jours de janvier, les élections législatives amènent le Front républicain au pouvoir. Guy Mollet est aux commandes et des « événements » sanglants se déroulent depuis deux ans en Algérie. Il doit s’y rendre et craint l’accueil des pieds-noirs. A juste titre : ils l’attendent avec des cris hostiles et des tomates. Les exactions sont de plus en plus nombreuses dans le pays. C’est une guerre civile et le pouvoir est bien faible.

Quelques semaines plus tard, un certain monsieur K. doit faire un discours devant l’assemblée des délégués soviétiques et y révéler les crimes de Staline. Ce monsieur K alias Khroutchev sait qu’il va ouvrir la boîte de Pandore. Ce qui ne l’empêchera pas, à l’automne, de réprimer l’insurrection de Budapest selon les bonnes vieilles méthodes de son chef jusqu’en 1953. Il n’empêche. Le pouvoir soviétique a ouvert les portes du Goulag et un inconnu nommé Soljenitsyne en sort enfin.
Tandis que les hongrois se révoltent, une intervention des troupes franco-britanniques sur le canal de Suez contre la nationalisation voulue par Nasser conclura l’année 56. Une année que Thomas voyait se confondre avec 48, 52 ou 55 dans le brouillard.

Pierre Bourgeade n’écrit pas un roman historique, avec la méticulosité de certains écrivains académiques. Disons plutôt qu’il présente l’Histoire comme un manège qui tourne sans cesse, emporte les protagonistes du temps dans un mouvement perpétuel souvent affolant. Pour cela, l’auteur bâtit des chapitres courts, comme des pauses entre deux tours. Les faits cependant s’enchainent : « Le monde suit son cours. La planète ronde, aplatie comme un crâne, tourne fiévreusement autour d’un soleil incandescent. Mâchoires, mariages, messidor, moissons. La faucheuse est en marche. » Cette répétition en « m » suggère ce que fait le Temps : il mâche, il broie, fait craquer les os. Le narrateur n’établit pas de hiérarchie et risque des enchainements que l’on qualifierait du (désormais) cliché de surréalistes. Un prêtre lorrain séduit une jeune fille et dans la phrase suivante la terreur infligée par le FLN explose. Ailleurs, c’est le festival de Cannes qui offre le Grand prix du court-métrage au Ballon rouge sous les applaudissements, et aussitôt après un convoi de rappelés est pris dans une embuscade et atrocement massacré. La mièvrerie est sans transition accolée à l’extrême violence que le narrateur peint sans fard. L’Algérie est en guerre, pas soumise à des « incidents » ou « événements ». La « corvée de bois », dont on trouve le récit, fait partie de la panoplie guerrière, autant que les sévices infligés par le FLN.

Le fait de mettre les événements historiques sur le même plan que les anecdotes et histoires privées, fictives ou réelles, n’arrive pas par hasard. Un des personnages du roman, Estelle, militante communiste, a lu Les chemins de la liberté de Sartre. Elle milite dans le 6ème arrondissement, non loin de la Coupole où dine souvent le philosophe et écrivain. Elle le rencontre et parle du cycle romanesque avec lui. Or, on le sait, cette œuvre doit beaucoup à celle de John Dos Passos. C’est une référence non dite mais visible, comme sont visibles les procédés que le romancier américain avait utilisés : citations, collages, documents authentiques insérés dans le cours du récit. On trouve ainsi des consignes aux rappelés, ces pauvres jeunes hommes qui avaient dû reprendre du service pour mener cette guerre qui n’en finissait pas. On lit également des phrases d’Aragon, en honneur à Staline. Phrases qu’il regrettera, tardivement, quand il publiera Le Roman inachevé. Mais c’est une autre histoire.
La particularité du manège est qu’il fait tourner la tête et le cœur. Thomas qui a poussé la porte de la cellule communiste du 6ème est tombé amoureux de Stella. Il s’est laissé convaincre de transporter des détonateurs. Fin 56, des bars d’Alger ont explosé. Lire ce que disent les combattants du FLN est effrayant : on aurait pu entendre les mêmes propos cyniques après les attentats de novembre 2015. Ils s’attendent à la réponse des paras français, qui installent les chambres de torture d’El Biar : « Tout ce qui peut être fait pour hâter notre victoire est donc fait ! ». Stella à qui Thomas reproche cette violence qui tue des enfants n’est pas plus sensible : « Tu connais l’histoire de ce siècle, ou non ?... L’innocence, ça n’existe plus… Il n’y a plus d’innocents (…) L’innocence, c’est l’excuse du colonisateur ». On en frémit : de tels exécutions verbales s’entendent toujours.
Le fait de tout mêler, grands événements et petites histoires donne à ce roman son relief. On s’aperçoit que la matière des faits est la même. Le curé lorrain est un assassin, comme l’est Vichinski, procureur de l’Union soviétique ou Argoud, colonel de l’armée française qui expose les cadavres des combattants pour que les vautours s’en chargent, au vu et au su des villageois des Aurès. A quoi il faut une langue, un style. Celui de Bourgeade est fluide, limpide, varié, usant ici des trois points mais pas à la Céline. De même, les innombrables points d’exclamation qui rythment un discours de Maurice Thorez donne surtout à entendre la voix du tribun communiste. Ailleurs, sur deux pages, il supprime la ponctuation comme l’avait fait Sollers (dédicataire du roman) dans Paradis. Question de vitesse, façon d’étourdir. Musique aussi. L’auteur rend la rumeur d’un matin en Algérie : un « formidable boucan de braiments de bêlements, d’aboiements, de grognements, de gazouillements, de caquètements, de hennissements, de muezzinements monta brusquement de la ville arabe. » L’invention verbale n’est pas interdite. Et puis sa plume, parfois, à l’instar d’un objectif, s’approche : un gros plan à la Bunuel montre le prêtre et sa jeune compagne.
Mistinguett, héroïne parigote surgit soudain, comme Duke Ellington et son parler se distingue de celui d’un D’Arzacq, officier ébranlé dans ses certitudes de Saint-Cyrien par ce qu’il voit à Paris, et à Alger. Quelle est la réalité ? Peut-être lui faut-il se montrer désinvolte comme Agnès d’Halatte, née Haricot, journaliste à la rubrique mode, qui préfère s’amuser avec des hommes, et des hommes, plutôt que de croire ce qu’elle voit ou sait.
Dans la variété des histoires, des destins, chaque lecteur trouve son chemin ou choisit son personnage. L’un des plus attachants est peut-être Gaëlle, surnommée La Bretonne. Elle est prostituée à Alger, proche d’un certain Wolfgang le métis. Est-ce le fait qu’elle vive près de la Casbah ? Qu’elle parle avec un peu de nostalgie de la France ? Elle rappelle un des personnages de Pépé le Moko. Ou plutôt une combinaison des femmes que Jean Gabin fréquente dans ce lieu où il est enfermé. Gaëlle est le dernier protagoniste en scène dans L’Éternel mirage. L’Algérie s’éloigne.

L'ÉTERNEL MIRAGE
Pierre Bourgeade
éd. Tristram

Article de Norbert Czarny.
Norbert CZARNY a enseigné les Lettres en collège, il est critique littéraire et écrivain. Ses articles sont disponibles à La Quinzaine littéraire, En attendant Nadeau et L’École des Lettres. Son dernier livre, Mains, fils, ciseaux, éditions Arléa, est paru en 2023.

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