1956 comme une autre année
Quelques semaines plus tard, un certain monsieur K. doit faire un discours devant l’assemblée des délégués soviétiques et y révéler les crimes de Staline. Ce monsieur K alias Khroutchev sait qu’il va ouvrir la boîte de Pandore. Ce qui ne l’empêchera pas, à l’automne, de réprimer l’insurrection de Budapest selon les bonnes vieilles méthodes de son chef jusqu’en 1953. Il n’empêche. Le pouvoir soviétique a ouvert les portes du Goulag et un inconnu nommé Soljenitsyne en sort enfin.
Tandis que les hongrois se révoltent, une intervention des troupes franco-britanniques sur le canal de Suez contre la nationalisation voulue par Nasser conclura l’année 56. Une année que Thomas voyait se confondre avec 48, 52 ou 55 dans le brouillard.
Pierre Bourgeade n’écrit pas un roman historique, avec la méticulosité de certains écrivains académiques. Disons plutôt qu’il présente l’Histoire comme un manège qui tourne sans cesse, emporte les protagonistes du temps dans un mouvement perpétuel souvent affolant. Pour cela, l’auteur bâtit des chapitres courts, comme des pauses entre deux tours. Les faits cependant s’enchainent : « Le monde suit son cours. La planète ronde, aplatie comme un crâne, tourne fiévreusement autour d’un soleil incandescent. Mâchoires, mariages, messidor, moissons. La faucheuse est en marche. » Cette répétition en « m » suggère ce que fait le Temps : il mâche, il broie, fait craquer les os. Le narrateur n’établit pas de hiérarchie et risque des enchainements que l’on qualifierait du (désormais) cliché de surréalistes. Un prêtre lorrain séduit une jeune fille et dans la phrase suivante la terreur infligée par le FLN explose. Ailleurs, c’est le festival de Cannes qui offre le Grand prix du court-métrage au Ballon rouge sous les applaudissements, et aussitôt après un convoi de rappelés est pris dans une embuscade et atrocement massacré. La mièvrerie est sans transition accolée à l’extrême violence que le narrateur peint sans fard. L’Algérie est en guerre, pas soumise à des « incidents » ou « événements ». La « corvée de bois », dont on trouve le récit, fait partie de la panoplie guerrière, autant que les sévices infligés par le FLN.
L'ÉTERNEL MIRAGE
Pierre Bourgeade
éd. Tristram
Article de Norbert Czarny.
Norbert CZARNY a enseigné les Lettres en collège, il est critique littéraire et écrivain. Ses articles sont disponibles à La Quinzaine littéraire, En attendant Nadeau et L’École des Lettres. Son dernier livre, Mains, fils, ciseaux, éditions Arléa, est paru en 2023.