Un tombeau pour Boris Davidovitch, de Danilo Kis

Un livre à lire au présent

Il figurait sur la liste du Nobel et, en tant que yougoslave aurait succédé à Ivo Andric. Mais Danilo Kiš est mort en 1989 avant que le jury suédois ne le couronne. Avant aussi que son pays d’origine n’éclate, dans la dernière guerre du XXème siècle sur le continent européen. La langue qui unissait les pays de l'ex-Yougoslavie disparut elle-même. Désormais, selon que l’on est à Zagreb, Belgrade ou Sarajevo, le croate, le serbe ou le bosnien se distinguent.

Depuis 1989, la guerre est revenue sur le continent longtemps en paix, et les démocraties vacillent, sous le coup de la guerre informationnelle. Danilo Kiš était un européen, héritier de Rabelais et Joyce mais aussi de l’Europe centrale qu’incarnent Kafka, Kundera, et tant d’autres. De cette Europe-là, il aimait l’ironie et la gravité, la sensualité et l’intelligence.
Son histoire familiale était marquée par la tragédie de la seconde guerre mondiale. Enfant, il avait survécu au sort de sa famille paternelle détruite par les nazis. Son père lui-même avait disparu à Auschwitz quand l’enfant avait huit ans. L’œuvre de l’écrivain en porte la marque. Un recueil de trois romans intitulé Le cirque de famille, paru en Imaginaire rend compte à la manière Kiš de ce moment de sa vie. On lira par exemple Chagrins précoces, dédié aux enfants et aux raffinés pour s’en faire une idée. De courtes proses poétiques, comme des ellipses de vie.

Un tombeau pour Boris Davidovitch a paru en 1976. Pascale Delpech a entièrement repris une traduction faite en ses débuts y donnant une fluidité et une justesse qui manquait à la traductrice débutante qu’elle était. Mais revenons sur le contexte. Les deux préfaciers éclairent ce moment que nous avons oublié. Depuis 1973 le romancier est lecteur à l’Université de Bordeaux. En face de lui, des étudiants ignorent tout de la réalité dévoilée par Soljenitsyne. Son Archipel du Goulag a paru cette année-là. Il n’empêche : beaucoup ne veulent pas voir ce que fut l’URSS sous Lénine et Staline. On connait le rapport Khroutchev de 1956 mais la guerre froide amène à relativiser, à choisir un camp. Ce qu’aujourd’hui encore on appelle le « campisme » sévit, et la plupart des étudiants qui sont en face de leur professeur ignore les faits, préférant les opinions tranchées et les enthousiasmes emplis de lyrisme. Son roman est une réponse à cette jeunesse sans recul mais aussi à son pays d’origine où les ferments du nationalisme rouge-brun sont déjà en train de se lever. Les attaques contre lui – le cosmopolite au sang mêlé - seront brutales et sournoises. Mathias Enard l’explique très bien dans sa préface.
Le roman adopte une forme que l’auteur utilisera aussi dans son Encyclopédie des morts : ce sont des nouvelles qui se font écho, ou comme il l’écrit en sous-titre, « sept chapitres d’une même histoire ». Kiš met en scène des personnages pour beaucoup réels, dont il a trouvé la trace à travers ses lectures et notamment celle d’un récit fabuleux (hélas épuisé) de Karlo Štajner intitulé 7000 jours en Sibérie.
Štajner, militant communiste croate a cru dans la Jérusalem de l’est. Il est parti à Moscou vers 1930, la foi chevillée au corps et dans un premier temps, il a vécu la « construction du socialisme ». Dénoncé lors d’une purge, il a été déporté et a donc passé dix-sept ans de sa vie dans le Goulag. Kiš reprend des épisodes mais les amplifie, les enrichit, met en scène et en forme. Štajner n’est pas son unique source. L’écriture de Kiš est la savante élaboration d’une matière à la fois très riche, et élémentaire : les variations que l’on découvre dans le recueil portent toujours sur la persécution stalinienne : le bourreau et sa victime se font face en un jeu d’une rare subtilité. Dans « une truie qui dévore sa portée » le face à face oppose un vétéran irlandais de la guerre d’Espagne et un agent du NKVD que l’on retrouve dans une autre nouvelle. Comme on le sait, les agents d’un jour étaient les réprouvés du lendemain et ils finissaient dans la prison de la Loubianka où ils avaient sévi, s’ils ne mouraient pas en Sibérie. Le même Tchéliousnikov, arrêté en 1938, survécut à son long enfermement et visita Lyon en 1963 avec un groupe de touristes. Occasion pour lui de signer le livre d’or et de dire son admiration pour Edouard Herriot.
Le maire de Lyon a en effet été l’un des visiteurs de l’entre-deux guerres à Kiev. Homme de centre-gauche (ce qu’on appelait radical), laïc convaincu, il avait été convié pour voir de ses yeux la cathédrale Sainte-Sophie désormais transformée en brasserie. Du moins était-ce ce que des visiteurs dénonçaient mais on les tenait pour mal intentionnés. « Les lions mécaniques », nouvelle écrite en hommage à André Gide, celui du Retour d’URSS, relate ce séjour. Une mise en scène digne des plus grandes scènes internationales (enfin presque) est proposée par les gens au pouvoir. Tchéliousnikov se déguise en pope, une messe est donnée, assez approximative mais qui connait vraiment le rite ? Herriot n’y voit que du feu. Il rentre satisfait de son voyage. Tout le monde le croit sur parole.
Un événement d’apparence anodine, une partie de cartes entre deux caïds dans une baraque de la Kolyma, au cœur du froid sibérien peut trouver son aboutissement des années après. L’enjeu de la partie est variable. Ce peut être le corps d’un autre détenu (ou d’une détenue) offert au gagnant, un tatouage de l’adversaire, tel ou tel objet ou un humain. Dans « Le cercle magique des cartes », c’est un médecin d’origine hongroise nommé Karl Taubé. Il fait partie de ces idéalistes venus rejoindre la Terre promise et se retrouvant soudain dans un camp. Je ne dirai rien de la suite de la nouvelle ni des méandres dans lesquels nous entraine le narrateur. Jakuta Alikavazovic emploie le terme de labyrinthe pour caractériser cette œuvre et qui conçoit un dédale est un architecte joueur. Lire Kiš est accepter d’entrer dans son jeu, d’une subtilité rare mais jamais gratuite. Certains détails sensibles, notamment dans les descriptions de paysages, certains portraits et scènes ont une dimension autobiographique que l’auteur masque avec pudeur. Une allusion suffit, quelques touches de couleur sur une façade résume la Hongrie de son enfance.

Tout est piégé, tout est à double sens, rempli d’une ironie visible ou pas (la dernière phrase du livre provoque un éclat de rire, et dit une vérité), ironie dans la parenthèse, la note en bas de page, la référence incongrue propre à une érudition sans limite. On ne saurait en peu de lignes faire la liste des procédés employés pour provoquer le lecteur, susciter son étonnement, ou son émerveillement. Kiš cite souvent, de toutes les manières possibles. C’est même ce qui lui a valu les nombreuses attaques de la part de ses pairs, parfois de ses (anciens) amis, voire du pouvoir dans ses sphères les plus obscures. Il a fait front, écrit La leçon d’anatomie que nous pouvons lire en français, dans lequel il démonte toutes les accusations et explique comment il a procédé pour écrire ce roman sur le vrai et le faux, sur l’invention et les faits. Il est en effet temps de parler du présent. La « vérité alternative » (ce faux nez du mensonge et de la propagande) est à l’œuvre dans les actes d’accusation et les procès de Moscou. L’usage des images rend le réel plus incertain, obscur, voire dangereux. Sans parler de ce que produisent les réseaux dits « sociaux ». Le flux ininterrompu des vidéos rend tout confus. Nous en savons quelque chose, à l’heure des élections dans des pays proches de la Russie poutinienne.

Quant à la violence et au fanatisme décrits dans le roman, elles ne datent pas d’hier et il suffit de lire « Chiens et livres », nouvelle se déroulant au Moyen-âge pour se le rappeler. En 2025, on interdit des livres en Floride comme on brûlait le Talmud à Pamiers ou Toulouse en des temps d’Inquisition. Kiš établit les liens entre Baruch David Neuman ayant vécu en 1330, et Boris Davidovitch Novski dont l’affrontement avec Fedioukine est le centre du recueil et lui donne son titre. Mêmes initiales, même destin. L’enjeu du combat entre Novski et Fédioukine étant le statut de héros, comme dans la superbe nouvelle de Borges intitulée « Thème du traitre et du héros ». Borges, la référence majeure pour Kiš.

Un tombeau, on le sait, est une œuvre souvent poétique consacrée à un défunt, anonyme ou célèbre. Mallarmé et bien d’autres poètes ou musiciens ont composé le leur. Kiš consacre le sien à un homme trahi. Au-delà de lui, à tous les idéalistes qui ont cru en la parole nouvelle qui se disait en Russie. Aujourd’hui encore des idéalistes sont dupés. Leur tombeau reste à écrire.

UN TOMBEAU POUR BORIS DAVIDOVITCH
Danilo Kis
Traduit du serbo-croate par Pascale Delpech
préfaces de Mathias Enard et Jakuta Alikavazovic
éd. Gallimard collection L'Imaginaire 2025 (v.o. 2020)

Article de Norbert Czarny.
Norbert CZARNY a enseigné les Lettres en collège, il est critique littéraire et écrivain. Ses articles sont disponibles à La Quinzaine littéraire, En attendant Nadeau et L’École des Lettres. Son dernier livre, Mains, fils, ciseaux, éditions Arléa, est paru en 2023.

Leave a Comment