Un livre à lire au présent
Depuis 1989, la guerre est revenue sur le continent longtemps en paix, et les démocraties vacillent, sous le coup de la guerre informationnelle. Danilo Kiš était un européen, héritier de Rabelais et Joyce mais aussi de l’Europe centrale qu’incarnent Kafka, Kundera, et tant d’autres. De cette Europe-là, il aimait l’ironie et la gravité, la sensualité et l’intelligence.
Son histoire familiale était marquée par la tragédie de la seconde guerre mondiale. Enfant, il avait survécu au sort de sa famille paternelle détruite par les nazis. Son père lui-même avait disparu à Auschwitz quand l’enfant avait huit ans. L’œuvre de l’écrivain en porte la marque. Un recueil de trois romans intitulé Le cirque de famille, paru en Imaginaire rend compte à la manière Kiš de ce moment de sa vie. On lira par exemple Chagrins précoces, dédié aux enfants et aux raffinés pour s’en faire une idée. De courtes proses poétiques, comme des ellipses de vie.
Tout est piégé, tout est à double sens, rempli d’une ironie visible ou pas (la dernière phrase du livre provoque un éclat de rire, et dit une vérité), ironie dans la parenthèse, la note en bas de page, la référence incongrue propre à une érudition sans limite. On ne saurait en peu de lignes faire la liste des procédés employés pour provoquer le lecteur, susciter son étonnement, ou son émerveillement. Kiš cite souvent, de toutes les manières possibles. C’est même ce qui lui a valu les nombreuses attaques de la part de ses pairs, parfois de ses (anciens) amis, voire du pouvoir dans ses sphères les plus obscures. Il a fait front, écrit La leçon d’anatomie que nous pouvons lire en français, dans lequel il démonte toutes les accusations et explique comment il a procédé pour écrire ce roman sur le vrai et le faux, sur l’invention et les faits. Il est en effet temps de parler du présent. La « vérité alternative » (ce faux nez du mensonge et de la propagande) est à l’œuvre dans les actes d’accusation et les procès de Moscou. L’usage des images rend le réel plus incertain, obscur, voire dangereux. Sans parler de ce que produisent les réseaux dits « sociaux ». Le flux ininterrompu des vidéos rend tout confus. Nous en savons quelque chose, à l’heure des élections dans des pays proches de la Russie poutinienne.
Quant à la violence et au fanatisme décrits dans le roman, elles ne datent pas d’hier et il suffit de lire « Chiens et livres », nouvelle se déroulant au Moyen-âge pour se le rappeler. En 2025, on interdit des livres en Floride comme on brûlait le Talmud à Pamiers ou Toulouse en des temps d’Inquisition. Kiš établit les liens entre Baruch David Neuman ayant vécu en 1330, et Boris Davidovitch Novski dont l’affrontement avec Fedioukine est le centre du recueil et lui donne son titre. Mêmes initiales, même destin. L’enjeu du combat entre Novski et Fédioukine étant le statut de héros, comme dans la superbe nouvelle de Borges intitulée « Thème du traitre et du héros ». Borges, la référence majeure pour Kiš.
Un tombeau, on le sait, est une œuvre souvent poétique consacrée à un défunt, anonyme ou célèbre. Mallarmé et bien d’autres poètes ou musiciens ont composé le leur. Kiš consacre le sien à un homme trahi. Au-delà de lui, à tous les idéalistes qui ont cru en la parole nouvelle qui se disait en Russie. Aujourd’hui encore des idéalistes sont dupés. Leur tombeau reste à écrire.
UN TOMBEAU POUR BORIS DAVIDOVITCH
Danilo Kis
Traduit du serbo-croate par Pascale Delpech
préfaces de Mathias Enard et Jakuta Alikavazovic
éd. Gallimard collection L'Imaginaire 2025 (v.o. 2020)
Article de Norbert Czarny.
Norbert CZARNY a enseigné les Lettres en collège, il est critique littéraire et écrivain. Ses articles sont disponibles à La Quinzaine littéraire, En attendant Nadeau et L’École des Lettres. Son dernier livre, Mains, fils, ciseaux, éditions Arléa, est paru en 2023.