Le nom des rois, de Charif Majdalani

Sous les noms

Une voix, un paysage, un ancrage dans l’Histoire. La littérature se résume depuis toujours à cette équation et quand un élément manque, on reste dans le bavardage écrit. Toute l’œuvre de Charif Majdalani repose sur son sens de la phrase tout en souplesse et méandres, bien cadencée. Les espaces divers du Liban allient les rythmes de la capitale et la majestueuse austérité des montagnes. Le romancier décrit les déchirements que le pays a connus, à partir de 1975. Comme souvent dans ses romans, la chute suit l’ascension.

Le nom des rois est l’histoire d’un enfant rêveur, le narrateur, n’aimant rien d’autre que les livres, sa solitude et les noms propres qui alimentent son quotidien. Longtemps sa famille et lui (et une servante nommée Nawal dont les propos ou commentaires ajoutent souvent une touche ironique au récit) vivent dans la paix et un certain confort : « J’habitais en ce temps-là un pays dont on se demande avec étonnement aujourd’hui s’il a vraiment existé ». C’était celui des Trente Glorieuses, puisque le Liban, né en 1945, a sombré dans la guerre en 1975.

Le père est négociant en tissus, la mère est de ces femmes attentives qui veillent au quotidien sur les enfants et organisent des soirées où le tout Beyrouth composé d’orientaux de divers pays viennent diner, rire, et, en silence, jouer aux cartes. Des bruits résonnent, de temps à autre, comme venus de loin. On fait tout pour ne pas les entendre, jusqu’au moment où, « le monde qui servait de décor à tout cela s’écroula ». Le narrateur ne peut échapper à ce qui arrive : « Désormais, l’histoire se faisait sous mes yeux et je la trouvais moche, roturière et vulgaire ».
Charif Majdalani est certes né au Liban mais le français est sa langue. J’ai envie de dire son grand amour. Il a étudié les lettres et les enseigne. Il lit Chateaubriand et Giono, on sent dans ses pages son goût pour Proust, et dans un début de chapitre amusant, il emprunte à Flaubert l’incipit de Madame Bovary. On ne saurait réduire un romancier à ses admirations. Chez notre auteur, les modèles cités se fondent dans l’Orient. C’est le cas dans Histoire de la Grande Maison comme dans Le dernier seigneur de Marsad, ou Dernière oasis, pour ne citer que quelques titres. Dans tous ces cas, la famille est au cœur, qu’on la bâtisse, la détruise ou la fuie. Car un autre thème traverse l’œuvre : l’aventure. L’Empereur à pied est à cet égard le roman le plus emblématique. A l’instar de Walid, un des personnages du Nom des rois, les personnages de ce roman quittent le Liban pour un vaste monde, génération après génération. C’est la conséquence d’un interdit que nous ne révèlerons pas.
Ici, le narrateur raconte bien des années après et se rappelle que souvent, dans ses romans, il résumait la situation par une « danse au bord du volcan ». Avec le recul de l’âge, des vérités alors invisibles lui apparaissent, qui tiennent aux prémices de la guerre par exemple. Ni lui ni son père ne voulaient voir ou savoir. Quand Elie Tawil, alias Loulou, une sorte de Tournesol plus mystérieux encore que le personnage inventé par Hergé parle de « hors-d’œuvre » à propos des premiers affrontements, le père use de dérision. Les scènes qu’affronte la famille, installée dans la montagne à Massiaf sont pourtant sans équivoque. Le boucher local a une formule pour évoquer le sort de quelques pauvres musulmans tenus en respect par les miliciens chrétiens surarmés « ça a été réglé ». Plus tard, voulant amener Clara, son amoureuse, au cœur de la montagne, le narrateur se heurte à un barrage formé par des miliciens, dont l’ex-compagnon de Clara. Il doit rebrousser chemin, non sans avoir relevé un défi qui le transformera. C’est une découverte pénible pour l’amateur d’épopée. Et si son cher Achille, le chef de guerre héros de l’Iliade n’était rien d’autre qu’une de ces brutes harnachées de cartouchières ?
Le roman est aussi l’histoire des déceptions, parfois sans importance, parfois plus douloureuses qu’un enfant ou un adolescent connait. Les plus légères concernent le roi des îles du Verseau et un prince bédouin vivant en Irak. Dans le premier cas, tout commence en classe, quand Walid fait son entrée et qu’il prend place près du narrateur. La complicité est immédiate. Siéger près d’un roi lui rappelle tous ces souverains de dynasties oubliées dont il aligne les noms dans son cahier. Si le narrateur est féru d’Histoire, son voisin dévore les ouvrages de géographie et lit Joseph Conrad (en édition abrégée). La rencontre avec le père, roi déchu de son trône en 1969 devrait être un événement. Elle se déroule lors d’une de ces soirées organisées par la mère. Mais à peine l’adulte a-t-il salué ce garçon timide, que c’est terminé : « le roi revient vers les autres invités et s’en tient à des propos plus concrets, le cours du blé, le prix des voitures de luxe ou le marché actuellement florissant des parfums français en Arabie Saoudite ». C’est ainsi que l’enfant apprend les usages du monde.
Dans un autre épisode, le fils convainc son père de l’emmener traiter avec un riche bédouin qui vend le bois de sa palmeraie. Le moment est trop amusant pour qu’on le développe ici tant l’ironie affleure. Contentons-nous d’un extrait dans lequel le pronom « on », apprécié par certains écrivains (dont Flaubert) honni par d’autres, joue son rôle de clown : « À cent mètres de là, des habitants de Cherfanieh étaient attroupés, on égorgea un mouton en l’honneur du chef, et on fit une danse, puis on repartit, on fit encore une autre centaine de mètres, puis on revint sur nos pas, on rentra par le portail, on regagna le haras, et ce fut tout pour la grande et héroïque cavalcade. » Ajoutons que le richissime Sheik reçoit dans un « bureau meublé façon Restauration made in Bagdad » et siège dans un fauteuil « de style indéterminé, entre le Henri IV et le style Directoire ». Mais le dernier banquet rassure le narrateur : « j’étais distrait et me répétais sans cesse, comme si le mot me permettrait de mieux jouir de toute la profonde beauté du spectacle, que j’assistai là, à un banquet, un banquet, un banquet, un banquet, comme dans les temps anciens, comme dans les poèmes épiques, et que j’étais bien cette fois dans Homère, et dans Salammbô avec les mercenaires, enfin. »

Roman d’initiation, Le nom des rois relate des apprentissages. Ils commencent avec les noms propres qu’il recopie dans un cahier, extrayant leur précieuse matière sonore de sa gangue pour la restituer à la lumière du jour, « une lumière qui devait en faire chatoyer les formes ». Les noms sont une histoire qu’on lit ou reconstitue quand on ne l’invente pas. A les connaitre, à les prononcer, on a vite tendance à voir un sarcophage à la place d’un abreuvoir, à croire que les figures mythologiques errent dans la montagne.

Après les noms viennent les êtres, camarades de classe que l’on perdra de vue, et retrouvera après la déflagration, s’ils n’ont pas quitté le pays. Et parmi ces êtres, la rencontre sublime des filles, Anaïs, Simone, Esther puis Clara. Le narrateur a pour cette dernière le coup de foudre. Nous ne dirons pas quel rapprochement il fait. L’ironie, encore.
A un moment du roman, le narrateur évoque la Buick du chef bédouin. Un tel véhicule correspond à l’esprit de ce roman, on sent que le chauffeur se délecte.

LE NOM DES ROIS
Charif Majdalani
éd. Stock, 2025

Article de Norbert Czarny.
Norbert CZARNY a enseigné les Lettres en collège, il est critique littéraire et écrivain. Ses articles sont disponibles à La Quinzaine littéraire, En attendant Nadeau et L’École des Lettres. Son dernier livre, Mains, fils, ciseaux, éditions Arléa, est paru en 2023.

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