L’Appel, Histoire d’une femme argentine, de Leila Guerriero

Être enfin écoutée

Silvia Labayru avait vingt ans en 1975. La dictature s’installait peu à peu en Argentine. Elle s’est engagée chez les Montoneros. Des militants de ce qu’on appelle la gauche péroniste. Cette organisation très militarisée partageait avec d’autres un dogmatisme qui confinait au fanatisme. On a connu cela, en Italie, en RFA et ailleurs.
Silvia était enceinte de cinq mois quand elle a été enlevée par les militaires, emmenée dans le plus grand centre de torture du pays. L’Ecole de Mécanique de la marine (ESMA), c’était son nom, était un lieu de formation. On trouvait donc des salles de cours, des étudiants et professeurs dans certains bâtiments qui, en sous-sol ou à l’étage, étaient des lieux de souffrance.
Silvia elle-même a été torturée et violée. Vera, sa fille, est née dans la prison. Pour des raisons développées dans le récit, l’enfant a été rendue à sa famille. On sait qu’en général, les enfants nés dans ces circonstances étaient « donnés » à des familles d’adoption, tandis que la mère était exécutée. Silvia et Vera sont donc des exceptions. L’appel, titre que nous laisserons sans explication tant il est signifiant, est en lien étroit avec cette situation.
Silvia est sortie en juillet 78, après quinze mois de détention. A sa libération, elle est partie avec Vera en Espagne mais comme elle avait survécu, ses ex-compagnons de lutte la tenaient pour une traitresse, une « collabo ».
En 2021, l’ex-prisonnière traine en justice ses violeurs. C’est le premier procès pour ce motif. Jusque-là, les juristes considéraient le viol comme une torture parmi d’autres. Silvia obtiendra réparation : les coupables sont condamnés à de très longues peines.
Leila Guerriero découvre l’existence de Silvia et le récit du procès dans un grand journal. Elle décide de la rencontrer et d’interroger les divers protagonistes de ce moment d’Histoire : des amis, mais aussi des gens hostiles à l’ancienne détenue. La journaliste est une figure de ce que l’on appelle « journalisme narratif ». Toujours soucieuses de défendre la démocratie, ses enquêtes tendent aussi vers l’essai sociologique. Dans Les suicidés du bout du monde (Rivages, 2021), la journaliste interroge ainsi les liens sociaux et les limites de la solidarité dans une ville de Patagonie touchée par une vague de suicide. L’autre guerre (Rivages, 2023, trad. Maïra Muchnik) retrace le travail d’identification des soldats argentins morts pendant la guerre des Malouines.
Le récit de Leila Guerriero porte en sous-titre « Histoire d’une femme argentine ». La construction du livre est en soi un indice : l’écrivaine ne suit pas un fil chronologique, ne bâtit pas de chapitres qui ordonneraient, mais laisse des blancs entre les paragraphes comme des allers-retours dans le temps et l’espace. Les dialogues entre les deux femmes se déroulent sur fond de COVID et c’est comme une ambiance de fond, un cadre. Le banal se mêle à l’extraordinaire, le quotidien à l’Histoire. Silvia est elle-même un curieux mélange. Elle est solide, sûre d’elle, mais incapable de se débrouiller sans peine avec la vie matérielle : elle est désordonnée, néglige l’appartement que son compagnon doit ranger, elle oublie ou perd des téléphones, ne sait pas démarrer une voiture. Elle adore les animaux, ne pleure vraiment qu’à la mort de son chien. Heureusement (pour elle) elle conduit plutôt bien ses affaires personnelles et a su investir quand il le fallait en Espagne. Son avenir est assuré. Leila Guerriero digresse, s’écarte de ce que l’on tiendrait pour le fil principal mais on se laisse prendre. Question d’atmosphère.

L’essentiel du récit est constitué de dialogues avec Alberto, premier mari de Silvia et père de Vera, avec bien d’autres compagnons de vie ou amis qu’elle a fréquentés ici ou là, avec le moins loquace Hugo Dvoskin, l’homme de sa vie, connu au Colegio quand elle éblouissait les garçons par sa beauté et son allant, retrouvé à Buenos Aires, après bien des années passées à Madrid. Les témoignages sont très nombreux, pris par bouts, sans cesse complétés. Des récits évidemment contradictoires pour dessiner la figure de cette femme argentine. Une vie est un patchwork dans lequel toutes les pièces comptent, et la journaliste les assemble avec une forme d’enthousiasme lié à la personnalité de Silvia. Avoir survécu à la torture, au viol, à l’enfermement, à la séparation d’avec un enfant tout juste mis au monde montre que la jeune femme avait une force de caractère assez unique.

La vie de cette femme argentine est emblématique en ce que tout, dans son enfance et sa jeunesse devait lui assurer une existence paisible. Elle avait fait ses études dans l’établissement public le plus sélectif du pays et y avait connu la plupart de ses amis. Silvia n’était alors pas engagée sur le plan politique. Elle appartenait à une famille de la bonne bourgeoisie comptant de très nombreux militaires. Son père travaillait comme pilote de ligne après avoir été officier. Précisons cependant que Betty, sa mère, et Jorge, son père, étaient deux personnalités explosives. Très belle, séductrice, tempétueuse, Betty attirait les regards. Le père était lui aussi un séducteur invétéré en des temps que l’on qualifiera de permissifs. Et ce, dans un pays très conservateur, dans lequel le christianisme avait quelque chose de l’Inquisition. Pendant son enfermement, Silvia le constatera plus d’une fois. La répression se fait au nom de la chrétienté. Les militants révolutionnaires ont peu de chances de survivre, surtout s’ils sont d’extraction populaire, ou juifs. Sur ce plan, les tortionnaires et violeurs n’ont pas trop de scrupules moraux.

Mais cette histoire d’une femme argentine resterait incomplète si l’exil de Silvia vers l’Espagne n’était pas rendu indispensable par d’autres raisons que son désir de fuir un pays soumis à la dictature. De lourds soupçons pèsent sur elle. D’abord le viol (répété) ne semble pas, pour ses détracteurs un crime aussi grave qu’il l’est désormais pour nous. Les conditions dans lesquelles elle l’a vécu, la manière dont elle le raconte peuvent en effet troubler. Sans doute parce que la violence que nous associons à ce crime n’est pas de même nature. Tout est beaucoup plus subtil et retors que dans les histoires de soldatesque, pleines de brutalité.

Et puis Silvia connait le soupçon qui pèse sur tous les survivants dans des circonstances aussi tragiques. S’ils sont revenus, c’est qu’ils ont laissé d’autres mourir à leur place, qu’ils ont collaboré avec l’ennemi ou le gardien. Les déportés rentrés d’Auschwitz ont subi cette offense, ou se la sont infligée. Beaucoup se sont suicidés, se sentant coupables de vivre. L’histoire de Silvia est celle d’une femme qui ne renonce à rien, ni à l’amour, ni à la vie, ni à ce qu’on fasse justice. Et qui la dénigre, la critique voire l’accuse se trouve confronté à cette femme qui se bat, après avoir longtemps tu ce qu’elle avait subi à l’ESMA.

L’Argentine a fait de l’ESMA un site mémoriel, avec un musée. Longtemps la violence subie par les femmes n’y était pas évoquée. Silvia et quelques autres ont obtenu qu’on la montre sur des panneaux, dans des salles spécifiques. Elle-même n’aime pas trop venir dans ce musée. Ni pour participer aux commémorations, ni pour raconter en tant que témoin. C’était du moins ainsi en 2023 lorsque le livre a paru dans son pays. C’était avant qu’un adepte de la vérité alternative n’arrive au pouvoir, avant que d’aucuns ne révisent le passé pour trouver des excuses aux bons chrétiens qui usaient de la gégène pour protéger la Nation. Aujourd’hui, un tel récit peut réveiller les mémoires défaillantes, pour autant qu’on écoute cette courageuse femme argentine.

L'APPEL, Histoire d'une femme argentine
(Llamada, Anagrama)
Leila Guerriero
Traduit de l'espagnol (Argentine) par Maira Muchnik

éd. Rivages 2025 (2023)

Article de Norbert Czarny.
Norbert CZARNY a enseigné les Lettres en collège, il est critique littéraire et écrivain. Ses articles sont disponibles à La Quinzaine littéraire, En attendant Nadeau et L’École des Lettres. Son dernier livre, Mains, fils, ciseaux, éditions Arléa, est paru en 2023.

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