Un artiste à Hollywood
Il n’est pas facile de créer dans l’usine d’Hollywood. Certes, de nombreuses merveilles sont sorties des studios mais également bien des chefs d’œuvre y ont été mutilés. Les Rapaces, d’Eric von Stroheim et La Splendeur des Amberson de Welles en sont deux exemples édifiants. Tout autre est le parcours de Martin Scorsese, qui avec Coppola, Lucas, Spielberg et quelques autres a changé les règles de cette industrie du spectacle. Dans son livre Martin Scorsese La filmographie intégrale d’un monument du cinéma, Ian Nathan spécialiste par ailleurs des frères Coen, de Wes Anderson ou de Clint Eastwood raconte comment, film après film, parfois dans les studios, souvent en dehors, le cinéaste a bâti une œuvre dont on dit « C’est un Scorsese » comme on disait « c’est un Van Gogh » ou « un Giacometti ». En somme un style qui se reconnait à des traits typiques, le montage rapide, l’usage de la voix off, celui de gros plan surprenant, une bande son aussi importante que ce que l’on voit à l’image, comme c’est le cas dans Les Affranchis. Pendant qu’il écrivait son scénario, le réalisateur entendait dans sa tête les quarante-trois airs qui rythment ce film : les années soixante sont idéalisées, les années soixante-dix violentes, les années quatre-vingt annoncent la chute.
Grandeur et chute, autodestruction et rédemption ou résurrection, les films de Scorsese sont imprégnés par l’enfance catholique d’un garçon asthmatique, dans le quartier de Little Italy. En bas de la rue, qu’il voit de sa fenêtre, les mafieux règlent des comptes. Son père a bénéficié d’une protection de l’un des clans et il tardera à le révéler. La honte, la culpabilité.
Lui sort peu, confiné par sa maladie. Un temps il pense devenir prêtre. Sa vraie église est la salle de cinéma où ses parents l’emmènent, puis le petit écran en noir et blanc. Il voit les films de John Ford, d’Elia Kazan. Il est bouleversé par Duel au soleil, de King Vidor. Jeune homme, il choisit l’école de cinéma. C’est l’époque de la Nouvelle vague, du cinéma de Milos Forman, de Cassavetes qui sera son mentor et avec qui il travaillera sur un film. Scorsese est un passionné. Dès l’enfance, il a créé des story-boards, raconté image par image les films qu’il s’inventait, tout seul. Il devient un cinéphile méthodique, qui voit et enregistre tout.
Deux de ses documentaires, Voyage à travers le cinéma américain et Voyage à travers le cinéma italien sont des modèles pour quiconque veut comprendre ce qu’est cet art. Il considère les classiques comme ses maitres et joue lui-même le rôle de maitre auprès de jeunes cinéastes d’aujourd’hui comme Paul Thomas Anderson, les frères Safdie ou Damien Chazelle. La la Land est une relecture de New York, New York, l’un des plus gros échecs commerciaux du réalisateur, mais demeuré inoubliable grâce à l’air interprété par Franck Sinatra. Et comment oublier le duo De Niro Liza Minelli, la fille du grand Vincente Minelli dont Les ensorcelés figurent au Panthéon (immense) de Scorsese, comme Une étoile est née, de King Vidor, avec Judy Garland.
L’enfance de Scorsese, ce sont aussi des rituels, comme la cuisine de sa mère. Un Italo-américain se doit d’aimer les boulettes et cette mère apparait avec son tablier dans Les Affranchis, une séquence aussi drôle que sinistre puisqu’il y est question d’un couteau employé de cruelle manière, que dans Casino. Il faut aussi compter avec la compagnie qui le suit fidèlement : De Niro et Di Caprio, voire Harvey Keitel pour ce qui est des acteurs, les copains du quartier au titre de la figuration. L’aspect documentaire est essentiel dans ce cinéma. On filme le réel au ras du sol, le dialogue n’est pas fabriqué et d’aucuns ont souvent critiqué l’abus de termes argotiques chez Scorsese. De même, la violence parfois insoutenable qu’il montre est celle de professionnels du crime. Ils ne sont pas plus troublés par ce qu’ils font que des bouchers à l’abattoir.
S’il faut retenir un autre nom de la compagnie Scorsese, c’est celui de Thelma Schoonmaker qui l’assiste au montage. Elle est la clé de voûte du cinéma de Scorsese et sans elle, la séquence cocaïnée qui clôt Les Affranchis n’a pas la même puissance. On en sort secoué, comme si on se trouvait à la place d’Henry Hill, le protagoniste, traitre aux siens, qui sait son heure proche.
L’autodestruction est une constante de l’œuvre. Raging Bull, qui raconte la vie du boxeur Jake la Motta le montre, comme Aviator, consacré au producteur et ingénieur Howard Hugues. Tous deux cherchent dans un miroir qui ils sont. Le premier a tout détruit autour de lui, le second, malade, affligé d’innombrables T.O.C., vit reclus. Le miroir ne donne pas l’identité, surtout quand on l’a perdue, comme Travis Bickle dans les forêts du Vietnam. Le héros de Taxi driver nous fait suffoquer, pour reprendre le verbe de la critique Pauline Kael. Paul Schrader, scénariste du film résume à sa façon : « C’est un cercueil jaune, un cercueil en métal qui flotte dans les égouts à ciel ouvert d’une métropole. Il y a un jeune homme pris au piège dans ce cercueil. On dirait qu’il est entouré de vie, alors qu’en réalité il est absolument seul ». Taxi driver a valu sa Palme d’or au jeune Scorsese. Et quand il ne l’espérait plus, il a obtenu l’Oscar du meilleur metteur en scène pour Les Infiltrés, un film labyrinthique sur la fidélité et la trahison, dans lequel Jack Nicholson est une sorte de Roi Lear.
La référence à Shakespeare n’est pas vaine. Grand cinéaste, Scorsese est un immense lecteur. Il a lu les classiques et ses références implicites ou pas au dramaturge anglais comme à Dostoïevski, Melville, Joyce ou d’autres ne doivent rien au hasard. Il n’a toutefois adapté qu’un seul roman : Le Temps de l’innocence, d’après Edith Wharton. On peut s’étonner d’un choix dans lequel n’entre en apparence ni bruit ni fureur. C’est oublier que pour lui, les codes, les règles, le fonctionnement des clans, castes ou groupes forment un tout : les gangsters des Affranchis, les patrons mafieux dans Casino ou les aristocrates de ce film en costume sont semblables. Et qui s’éloigne des règles, qui les transgresse ou les trahit est voué à la mort, ou à l’exclusion. Bien des héros de Scorsese sont des marginaux ou des êtres en rupture.
La filmographie que déplie Ian Nathan respecte la chronologie mais les titres de chapitre dont un au moins, Les illusionnistes est repris du Voyage à travers le cinéma américain peuvent surprendre. Un regroupement en particulier rassemble des films aussi dissemblables que Les nerfs à vif, Le Temps de l’innocence, Casino et Kundun. N’oublions pas un propos de Scott Fitzgerald que cite Nathan : « On décèle une grande intelligence à sa capacité de concevoir deux idées opposées en même temps, tout en étant capable de continuer à fonctionner ». Nathan explique comment travaille le cinéaste : « Il soumet sa propre inspiration à une projection test, choisit les projets les plus sûrs avant de les mettre en danger ». Ces projections tests étaient déterminantes dans le Hollywood des années glorieuses. Parfois le public rejetait une fin trop malheureuse, ou pire, démolissait tout le film. Ce fut le cas pour La Splendeur des Amberson. Scorsese court ce risque parce qu’il sent qu’au fond son crédit est suffisant, producteurs hollywoodiens ou pas, pour continuer de travailler. Nathan indique pour chaque film de qu’il a coûté et ce qu’il a rapporté. Les échecs ne manquent pas ; les succès surprennent. C’est le cas pour Les nerfs à vif, les Infiltrés ou Le loup de Wall Street.
Mais les films qui ont marqué l’histoire du cinéma, les films dont les images restent gravées en nous, les séquences d’anthologie n’ont rien à voir avec le commerce. L’album de Ian Nathan, avec sa belle iconographie, ses références nombreuses et ses réflexions toujours éclairantes le montre mieux que tout. Enfin presque : on a envie de s’installer devant un écran (si possible de taille acceptable) et de revoir, au choix, « un Scorsese ».
MARTIN SCORSESE - La filmographie intégrale d'un monument du cinéma
Ian Nathan
Traduit de l'anglais par Bérengère Viennot
éd. Gallimard, 2025
Article de Norbert Czarny.
Norbert CZARNY a enseigné les Lettres en collège, il est critique littéraire et écrivain. Ses articles sont disponibles à La Quinzaine littéraire, En attendant Nadeau et L’École des Lettres. Son dernier livre, Mains, fils, ciseaux, éditions Arléa, est paru en 2023.


