Au grand jamais, de Jakuta Alikavazovic

« La mémoire est cruelle. J'ai peu de souvenirs d'enfance avec ma mère. Elle est là. Elle est l'ambiance, elle est le milieu dans lequel j'évolue. Même quand elle n'est pas là, elle est là : elle est dans l'atmosphère de notre appartement, elle est dans le moindre meuble, elle est dans cet espace feutré, tamisé, qui est mon monde. Elle est cet espace. Elle est mon monde. »

Jakuta Alikavazovic, écrivaine, traductrice, critique littéraire, professeure d'université est auteure de romans - notamment jeunesse, de nouvelles, chroniques et du récit Comme un ciel en nous, lauréat du Prix Médicis. Elle nous revient en cette rentrée littéraire 2025 avec Au grand jamais, roman où on la retrouve très exactement comme on a toujours aimé la lire, dans un écrit empreint d'une grande profondeur, toujours enjoué, non linéaire, où la narratrice tisse la vie d'une Jakuta Alikavazovic et de sa mère fictionnelles.

Le roman s'ouvre sur le décès de la mère de la narratrice. Elle a été retrouvée chez elle, paisible, sereine et éteinte, assise dans son fauteuil, un livre à la main et une tasse de café, pleine, sur la table basse. Devant l'autre fauteuil faisant face au sien se trouvait aussi une tasse de café remplie. L'autre fauteuil était celui de sa fille. Elle n'y était pas. Ce n'est pas elle qui a découvert la scène la première. C'est Sacha, un ami de la famille. Sacha qui au fil des années est devenu tout comme un membre de la famille.

L'histoire se déroule à partir de ce fil, de cette scène, de ce moment final. Le lecteur lira alors une vie. La vie de la narratrice, la vie de sa mère, la vie de Sacha, la vie tout ce long temps durant. Et l'on va revisiter bien des scènes de la vie de cette famille. On collecte les événements, les moments partagés. Les fidèles lecteurs de Jakuta Alikavazovic retrouveront bien des séquences du film, déjà aperçus et vécus dans ses précédents livres. On est un peu chez soi dans ce roman, à coller les morceaux, à reconstituer un puzzle et à cheminer au côté de la romancière et de son alter ego de fiction, en quête des trous, des blancs, de tout cet essentiel que l'on ne sait pas, que l'on n'a jamais su de la vrai histoire. De l'histoire de ces deux parents originaires de l'ex-Yougoslavie.

Or le sel et le piment, le thriller et le drame, se cachent dans ces interstices. Dans ce que la narratrice ne sait pas. Plus précisément ce que au fond d'elle elle a toujours su mais qu'elle a réussi à ne pas savoir. Et comme un motif récurrent la question revient, elle s'interroge, elle tente encore et toujours de mettre la main sur ce savoir enfoui en elle, loin, inatteignable.
C'est l'histoire de nous, tout un chacun, qu'on est alors en train de lire. Tout ce que l'on sait bien et qu'on s'est évertué à ne pas savoir. Les flous de notre histoire, les failles grosses comme une maison qui avaient toujours été là sous nos yeux gentiment fermés. Et un Sacha est là pour nous éclairer lorsqu'on choisit d'ouvrir ses yeux-là.
Au grand jamais est un roman d'une grand tendresse, c'est l'histoire d'un amour total entre une mère et une fille, qui libère les horizons, donne du souffle. C'est aussi le roman de la destinée humaine frappée par une réalité politique, géographique, historique.

AU GRAND JAMAIS
Jakuta Alikavazovic
éd. Gallimard 2025

Cet article a été conçu et rédigé par Yassi Nasseri, fondatrice de Kimamori.

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