Je ne te verrai pas mourir, d’Antonio Munoz Molina

Une dernière promesse

Entre Gabriel et Adriana, épris l’un de l’autre depuis l’adolescence, bien des promesses, dont une qui ne peut être tenue. Et surtout plus de cinquante ans d’absence et de distance. Il a fait sa vie, bâti une famille, et réussi une brillante carrière aux États-Unis ; elle est restée à Madrid et a construit son existence avec sa fille unique, qui porte le même nom qu’elle : Adriana Zuber. Le nom de son père est réduit à une initiale, un H. entre prénom et nom. Ainsi pourrait-on résumer Je ne te verrai pas mourir, le dernier roman en date d’Antonio Munoz Molina, un beau roman mélancolique.
Munoz Molina est l’un des romanciers majeurs de l’Espagne actuelle. On le connait moins que Javier Cercas ou Javier Marias (désormais disparu) mais ils ont tous trois bâti une œuvre qu’on n’a nulle envie d’opposer ou de comparer. Ils font la grandeur de leur langue et de leur culture.
Dès ses premiers romans, L’hiver à Lisbonne ou Beltenebros, Munoz Molina a donné le ton. S’il fallait commencer par un livre, ce serait Séfarade, roman composite, dont chaque texte est la facette d’une histoire qui traverse l’Histoire, la grande, la terrible, l’effrayante. L’écrivain a longtemps vécu en tant qu’attaché culturel aux Etats-Unis, ce dont témoignent notamment Fenêtres de Manhattan et Comme l’ombre qui s’en va.
L’Espagne qui souffre sous la férule du dictateur, les États-Unis pays d’une liberté apparemment sans limite, ce sont les lieux que l’on retrouve dans ce roman. Lequel peut surprendre pendant les premières soixante-dix pages : ces chapitres ne sont ponctués que par des virgules, et se lisent donc comme on regarde des plans-séquence dans un film : la caméra suit un ou des personnages, d’un espace à l’autre, sans jamais les lâcher. On a le sentiment d’une grande fluidité, on se laisse emporter par le flux du récit. La phrase doit couler sans obstacle, sans heurt, et le romancier fait ce choix auquel on s’habitue rapidement. Qui parle ? Qui perçoit ? Peut-être Gabriel ici présenté à la troisième personne du singulier. Chez lui le rêve joue un rôle important ; parfois le guide. Le rêve et la musique : il aurait pu choisir une carrière de violoncelliste. Il aime et écoute les suites de Bach jouées par Pau Casals. Il est né dans une famille cultivée et son père, catholique et monarchiste vers 1930 a été critique musical pour des journaux espagnols. Le père guidait Ravel dans le pays, Stravinski était leur hôte, et De Falla était l’un de ses meilleurs amis. Garcia Lorca disait La maison de Bernarda Alba dans leur appartement. La guerre civile a détruit ce père qui croyait aux vertus de la culture, à son universalité. Les franquistes l’ont emprisonné, humilié et il est sorti de sa geôle en vieillard inquiet. Dans l’Espagne de l’après-guerre, une répression féroce brisait les derniers opposants, la pauvreté accablait le pays. Le père a voulu que ses enfants étudient dans des écoles prestigieuses mais coûteuses, et partent le plus tôt possible ; il a tout fait pour qu’ils étudient le droit et l’anglais. Son fils, devenu avocat d’affaire est parti aux États-Unis. C’est un homme tout en maitrise, d’une élégance de gentleman, dont l’anglais est devenu la langue courante, pratiquée avec un léger accent qu’on croit d’Europe centrale. En lui rien ne dépasse, le contrôle est total.

Mais avant de faire ce choix étatsunien, il avait rencontré Adriana sur les bancs du lycée britannique de Madrid, en 1957. Un coup de foudre, réciproque. En 1967, sur le point de partir, il a passé avec elle un dernier moment. Dans l’échange qu’ils ont au milieu des années 2010, chacun en donne sa version. Ce qui est certain est qu’elle est mariée, avec un homme qu’elle n’aime pas plus qu’il ne l’aime, mais qui est jaloux, et que ce jour-là, ou ce soir-là, elle est seule. Gabriel et elle ne se reverront que vieillis. Le « te » du titre la désigne. Comme il peut désigner Gabriel. Au lecteur d’interpréter.

On ne peut trop en dire sans ôter une partie de sa grâce à ce roman. Oui grâce, délicatesse, émotion, tant ce qui est implicite, caché ou longtemps tu, constitue la trame du roman. Munoz Molina laisse Julio Maiquez un narrateur devenu ami de Gabriel, raconter ce qu’il apprend au gré de confidences éparses. Maiquez est chercheur, spécialiste de l’art baroque colonial. Il vit difficilement de son enseignement, et au contraire de Gabriel, il a beaucoup raté : son ex-épouse le poursuit avec une escouade d’avocats, sa fille refuse de le voir depuis qu’elle a sept ans, et devenue adulte, elle est la célèbre astrophysicienne, « chassée » par les plus prestigieuses universités, quand il peine à se faire un nom. Il est seul, sans véritable ancrage aux États-Unis et Gabriel lui vient en aide grâce à ses très nombreux contacts.

On a le sentiment, à lire en surface, qu’ils sont à l’opposé l’un de l’autre. Est-ce si sûr ? Certes, Gabriel vit dans le confort, a en Constance une épouse solide, qui lui assure affection et stabilité. Mais elle est originaire de Californie, un État où le passé semble s’effacer aussi vite que les pas sur les plages de Malibu et autre. Elle ignore tout du passé de Gabriel, de sa famille. Pour elle, le franquisme est un terme vague, les souffrances des espagnols sous ce régime aussi lointaines qu’une Europe où elle ne met pas les pieds, sinon pour de courtes durées, lors de célébrations familiales.

La maladie qui l’atteint rend Gabriel aussi vulnérable que l’était son père au sortir de la guerre civile. Il doit cesser de travailler, s’installe dans sa maison au bord de l’Hudson, fait la liste des lectures qui occuperont désormais ses jours, veut reprendre le violoncelle mais cela suffit-il à le rendre heureux ? Pas sûr. Des années ont passé. Une belle partie de sa vie est restée dans son pays natal, qu’il visite à peine. A Madrid, une femme attend de le revoir. Auront-ils le temps de retrouver le bonheur passé ?

JE NE TE VERRAI PAS MOURIR
(No te veré morir)
Antonio Munoz Molina
Traduit de l'espagnol par Isabelle Gugnon

éd. du Seuil, 2025

Article de Norbert Czarny.
Norbert CZARNY a enseigné les Lettres en collège, il est critique littéraire et écrivain. Ses articles sont disponibles à La Quinzaine littéraire, En attendant Nadeau et L’École des Lettres. Son dernier livre, Mains, fils, ciseaux, éditions Arléa, est paru en 2023.

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