Une dernière promesse
Mais avant de faire ce choix étatsunien, il avait rencontré Adriana sur les bancs du lycée britannique de Madrid, en 1957. Un coup de foudre, réciproque. En 1967, sur le point de partir, il a passé avec elle un dernier moment. Dans l’échange qu’ils ont au milieu des années 2010, chacun en donne sa version. Ce qui est certain est qu’elle est mariée, avec un homme qu’elle n’aime pas plus qu’il ne l’aime, mais qui est jaloux, et que ce jour-là, ou ce soir-là, elle est seule. Gabriel et elle ne se reverront que vieillis. Le « te » du titre la désigne. Comme il peut désigner Gabriel. Au lecteur d’interpréter.
On ne peut trop en dire sans ôter une partie de sa grâce à ce roman. Oui grâce, délicatesse, émotion, tant ce qui est implicite, caché ou longtemps tu, constitue la trame du roman. Munoz Molina laisse Julio Maiquez un narrateur devenu ami de Gabriel, raconter ce qu’il apprend au gré de confidences éparses. Maiquez est chercheur, spécialiste de l’art baroque colonial. Il vit difficilement de son enseignement, et au contraire de Gabriel, il a beaucoup raté : son ex-épouse le poursuit avec une escouade d’avocats, sa fille refuse de le voir depuis qu’elle a sept ans, et devenue adulte, elle est la célèbre astrophysicienne, « chassée » par les plus prestigieuses universités, quand il peine à se faire un nom. Il est seul, sans véritable ancrage aux États-Unis et Gabriel lui vient en aide grâce à ses très nombreux contacts.
On a le sentiment, à lire en surface, qu’ils sont à l’opposé l’un de l’autre. Est-ce si sûr ? Certes, Gabriel vit dans le confort, a en Constance une épouse solide, qui lui assure affection et stabilité. Mais elle est originaire de Californie, un État où le passé semble s’effacer aussi vite que les pas sur les plages de Malibu et autre. Elle ignore tout du passé de Gabriel, de sa famille. Pour elle, le franquisme est un terme vague, les souffrances des espagnols sous ce régime aussi lointaines qu’une Europe où elle ne met pas les pieds, sinon pour de courtes durées, lors de célébrations familiales.
La maladie qui l’atteint rend Gabriel aussi vulnérable que l’était son père au sortir de la guerre civile. Il doit cesser de travailler, s’installe dans sa maison au bord de l’Hudson, fait la liste des lectures qui occuperont désormais ses jours, veut reprendre le violoncelle mais cela suffit-il à le rendre heureux ? Pas sûr. Des années ont passé. Une belle partie de sa vie est restée dans son pays natal, qu’il visite à peine. A Madrid, une femme attend de le revoir. Auront-ils le temps de retrouver le bonheur passé ?
JE NE TE VERRAI PAS MOURIR
(No te veré morir)
Antonio Munoz Molina
Traduit de l'espagnol par Isabelle Gugnon
éd. du Seuil, 2025
Article de Norbert Czarny.
Norbert CZARNY a enseigné les Lettres en collège, il est critique littéraire et écrivain. Ses articles sont disponibles à La Quinzaine littéraire, En attendant Nadeau et L’École des Lettres. Son dernier livre, Mains, fils, ciseaux, éditions Arléa, est paru en 2023.