Un bon garçon
Qu’il se nomme le Rexy, le Trianon ou le Printania, il y a toujours une salle de cinéma dans le souvenir de qui est né à une époque où ce lieu était comme un temple. Fabrice Gabriel, écrivain, critique littéraire, ouvre le récit qu’il consacre à cette passion jamais démentie pour le cinéma dans la très belle collection « Traits et portraits » par un constat : « Le centre du monde s’appelle le Central ».
Le narrateur est né et a grandi dans une petite ville de Lorraine. Comme bien d’autres périphéries d’un monde qui n’aime plus que la vitesse et la performance, cette ville s’est appauvrie, les belles salles d’antan, parfois nées de lieux de culte protestant ont disparu, « comme si la laideur sans rêve, sans trêve, avait été programmée pour gagner partout ». Depuis, Fabrice Gabriel a voyagé, un peu comme Frédéric Moreau, héros de L’Éducation sentimentale dont les motifs reviennent à diverses reprises dans le roman. Moreau est ce que l’on peut appeler « un bon garçon », à condition de savoir ce que recouvre cette expression. L’auteur narrateur préfère un autre mot entendu dans Les Affranchis de Martin Scorsese, pour qualifier le « médiocre mafieux » qui se décrit en « schnook » : plouc en français. Gabriel, enfant d’un milieu populaire, assume ce statut mais on a envie, plutôt, de le citer pour une autre raison, plus juste. Il évoque la figure de son grand-père, mystérieux personnage qui possède une arme, parle diverses langues et a sans doute été résistant pendant la guerre. Mais un homme qui préfère l’ombre dans laquelle nous le laisserons. Le plouc n’aime les héros que sur l’écran : « et moi j’aimais la beauté des êtres timides, les plus fragiles, les émotifs, qui toujours me plurent davantage que les autres, les gens qu’on dit normaux… »
On ne s’étonnera donc pas que l’un de ses premiers émois de cinéphile soit Johnny Guitar de Nicholas Ray western lyrique aux héros secrets, des acteurs et actrices comme Jean-Pierre Léaud, Françoise Lebrun ou ce Philippe Marlaud très tôt disparu qui joua dans Passe ton bac d’abord de Pialat, et La femme de l’aviateur film fiévreux sur la jalousie de Rohmer.
Fabrice Gabriel est né au milieu des années soixante. Mais un amoureux du cinéma nait bien avant sa date de naissance officielle. Lui a aimé Samuel Fuller, les westerns et il évoque les films qu’Henri Bergson, auteur de Matière et mémoire ou L’évolution créatrice, a pu voir en 1911. Le Central devint un cinéma cette année-là.
Quand on aime le cinéma, on aime les listes. Cela fait l’objet de longues discussions, de débats sans fin sur les oublis, sur les titres qui n’ont pas leur place, et chaque contributeur a sa réaction, enthousiaste ou indignée. Mais les listes de films ne sont pas tout : « et cette manie toujours des journaux, magazines ou revues de cinéma, piles de papiers, livres, accumulés, sans fin, en français, en anglais, en allemand : leur nombre comme figuration non de l’infini des lectures possibles, mais d’une clé qui s’y cacherait, griffonnée à la va-vite, quelque part dans une marge à retrouver, vérité du passé, mystère du temps, enfin révélé, si l’on sait atteindre la juste colonne, la page exacte, la bonne année ».
Qui aime le cinéma le sait, c’est un tout, une autre vie, plus belle que celle que nous menons dès que nous sortons de la salle. C’est une vie dévote dont les saints ou saintes s’appellent Fassbinder ou Jean Eustache, Isabelle Weingarten ou Geneviève Bujold. Une vie aussi faite de correspondances, de coïncidences ou de rappels constants. Parfois, dans certains cinémas (c’est ou c’était le cas au Rex, à Paris) le plafond est rempli d’étoiles. Il n’est cependant pas nécessaire de regarder au-dessus de soi et Fabrice Gabriel en fait l’expérience : « Je ne savais rien à cette époque du personnage de Gilberte dans La Maman et la Putain, d’ailleurs je ne connaissais pas Proust, j’apprenais seulement à comprendre, lentement, le pouvoir des constellations : des lumières qui se répondent, les unes les autres, et dont les liens, de hasard ou d’évidence, autorisent parfois les livres. Simplement ces liens sauvent la vie, et la sauvent souvent, presque chaque jour en vérité, quand revient la tentation du pistolet ».
Le cinéphile lira Proust après Flaubert. Mais Faux Mouvement, film de Wim Wenders dialogué par Peter Handke le met sur la voie, en dépit des doutes : « Je veux devenir écrivain, dit encore, Wilhelm, mais comment est-ce possible, sans désir des autres ? » Et sa mère un peu plus tard, « tu ne dois rien dire, cher Wilhelm et attendre jusqu’à ce que tu ne puisses plus faire autrement. Ne perds pas ton sentiment de malaise, ta mauvaise humeur : tu en auras besoin, si tu veux écrire ».
L’auteur étudie la littérature après avoir suivi en Terminale les cours de philosophie de Mlle Guitare. L’onomastique permet une discrète ironie. Cette demoiselle rigoureuse est l’antithèse d’un personnage que l’on entend avant de le voir dans Passe ton bac d’abord : c’est le professeur de philosophie qui recommande à ses lycéens de tout oublier, de désapprendre pour se mettre à la philo.
Un professeur d’Histoire-géographie surnommé Bibis a créé un ciné-club et il ne vient jamais sans son teckel. On est loin de Serge Daney mais on a besoin de celui qui annonce la mort du cinéma autant que de celui qui en transmet la lumière et la vitalité aux lycéens.
Fabrice Gabriel a quinze ans en 1980 quand deux grands penseurs meurent. A la radio, on parle de Sastre et de Barthès. Le journaliste confond la fédération française de football ou le tennis avec d’autres institutions ou terrains plus cérébraux.
A Paris, le jeune étudiant fait des rencontres fugitives qui sont comme des épiphanies. Celle de Jean-Marie Straub en est une. Le cinéaste, auteur d’Amerika d’après Kafka en est une. Le récit de Fabrice Gabriel montre ce que les fantômes du passé ont laissé en lui. Et nous songeons à nos propres apparitions, au hasard des rues et des terrasses.
Et puis il faut cesser d’être un plouc : « j’avais très peu le goût de l’aventure, une fois sorti de la salle du Central ». Le futur écrivain part en Tunisie, y assiste à des projections en plein air avec un public plein d’allant. Ensuite, il dirigera l’Institut français à Berlin et un monsieur à l’allure anodine viendra le saluer, d’un simple « Schlöndorff ». Fabrice Gabriel ira à New York comme attaché culturel. Même sans avoir le goût de l’aventure, il aura vécu.
Sans jamais oublier d’où il vient, et avec qui il a découvert le cinéma, sur l’écran de télévision qui diffusait alors le Ciné-club de Claude Jean-Philippe. C’est peut-être le plus beau paragraphe de ce récit qui en compte tant : « Au fond, j’aimais les silences, je crois, que nous partagions, ma mère et moi. C’est aussi quelque chose qui nous attachait au cinéma : il était normal de se taire ensemble, lorsque nous regardions un film, et lorsque ce film lui-même contenait du silence, se passait de dialogue autant que de musique pour certaines scènes, c’était comme s’il donnait à notre silence, à nous, une qualité spéciale, une force aussi, l’évidence proche à saisir d’une révélation, dont il suffisait d’un rien pour que nous en fussions distraits. Peut-être un ange, passait-il alors, comme dit expression ».
Les dernières pages du récit se déroulent dans une ville de province aux allures italiennes. Celui qui a vu les films d’Antonioni, s’est rêvé en habitant de Ferrare, ville natale du metteur en scène y fréquente le Paris. Autrefois, cette salle se nommait le Central.
AU CINÉMA CENTRAL
Fabrice Gabriel
éd. Mercure de France
Lauréat Prix Médicis 2025
Article de Norbert Czarny.
Norbert CZARNY a enseigné les Lettres en collège, il est critique littéraire et écrivain. Ses articles sont disponibles à La Quinzaine littéraire, En attendant Nadeau et L’École des Lettres. Son dernier livre, Mains, fils, ciseaux, éditions Arléa, est paru en 2023.


