« Je me suis bien amusé »
Certains noms d’écrivains, de cinéastes ou de peintres, résonnent en nous de façon joyeuse : ils associent la farce, la plaisanterie ou le carnavalesque à la mélancolie ou au tragique. Kundera, Philip Roth, Fellini, Picasso ou Romain Gary, sont de ceux-là. On pourra rallonger la liste, selon ses lectures. Lydie Salvayre en serait pour son goût de l’excès et du grotesque, par la colère qui l’anime et l’humour qui tempère ces fortes émotions. D’autres écrivaines et artistes aussi.
Romain Gary, puisqu’il est au cœur du dernier tome de la trilogie « romanesque » de Kerwin Spire est un modèle du plaisantin tragique. Dans ce livre entre biographie et roman, Kerwin Spire, raconte au jour le jour l’histoire d’un canular énorme. Une affaire qui a bouleversé le monde littéraire. Romain Gary invente un autre qu’il nomme Emile Ajar. Celui-ci reçoit le prix Goncourt en 1975, soit dix-neuf ans après que Gary a obtenu ce prix pour Les racines du ciel.
Précisons un point : Emile Ajar, « l’autre » et non le double, a une date de naissance, une famille, une histoire personnelle. Certes, tout cela est fabriqué par Romain Gary, mais qui lira Je sommes plusieurs, stimulant essai de Pierre Bayard sur les alters, ces autres personnes que nous hébergeons, verra la différence.
Le roman très documenté de Kevin Spire, est alerte comme un reportage. Les courts chapitres nous font passer d’un lieu à l’autre du pouvoir littéraire d’alors : le siège des éditions Gallimard, le 3, rue de Condé, où est installé le vénérable Mercure De France, le restaurant Drouin dans lequel siège le jury Goncourt. On entre aussi rue du Bac, chez le romancier, on va en Suisse ou au Danemark, on est dans quelques autres endroits que doit souvent fuir Paul Pavlovich, alias « Paul-mon-neveu ».
Au début des années 70 Romain Gary vit une crise. Ce n’est pas la première. Qui lira les Lettres à Sigurd, une correspondance avec son ami de lycée entre 1937 et 1944, se rendra compte que l’humour de Romain Kacew (bientôt, Gary), sa forfanterie et ses formules d’un goût parfois douteux sur ses conquêtes amoureuses cachent très mal les angoisses et tourments, notamment liés à l’état de santé d’une mère malade et seule. En 1971, ce résistant de la première heure, pilote de guerre plusieurs fois blessé dans les combats, est en deuil : De Gaulle vient de mourir, il était pour lui comme un père.
À la même époque, le romancier âgé de soixante ans fait paraître Au-delà de cette limite, votre ticket n’est plus valable. Il est séparé de Jean Seberg, mais ne s’est pas vraiment remis de leur rupture. L’âge arrivant, il craint l’impuissance. Le mot vaut pour tout. Cette crainte imprégnera aussi l’œuvre de Philip Roth, avec qui les ressemblances ne manquent pas. Emile Ajar surgit et c’est comme une délivrance. Un seul ami, l’éditeur Robert Gallimard neveu du fondateur de la maison, est dans la confidence. Pour diverses raisons d’ordre juridique, l’avocate Gisèle Halimi le sera. Mais nous laissons au lecteur le soin de découvrir comment elle réagira au Goncourt.
Pendant quelques années, la vie d’Emile Ajar réconforte Romain Gary, son ticket de romancier reste valable et a franchi toutes les limites.
Réconforté ? Pas tout à fait. Le relatif succès de Gros câlin a suscité de la méfiance dans le milieu littéraire. On se méfie, on jase, on critique. Le soupçon touche jusqu’à Michel Cournot, qui le publie au Mercure de France. La directrice de la maison, Simone Gallimard, est plus enthousiaste. Elle tient un auteur qui peut redorer le blason de la maison et surtout relever ses finances. Mais Gary, qui se tient à distance s’inquiète : Paul Pavlowitch, joue son rôle avec plus ou moins de justesse. Des allusions, faites lors d’interviews permettent de faire le lien entre Pavlowitch et son oncle Gary : « Ajar », parle de Wilno et de Nice. La tendresse des pierres, premier titre envisagé pour La vie devant soi, figure dans un roman de Gary. Le tirage du roman est déjà prêt avec ce titre quand il faut tout arrêter pour en changer. Le succès du roman compensera cette perte.
Bref, le plaisir du canular n’exclut pas les inquiétudes et les colères. Le roman de Kerwin Spire reprend des échanges au « Masque et la Plume » et certains « professionnels de la profession » comme Roger Vrigny, n’en sortent pas grandi. Ils ont un goût limite de la formule. À un degré différent, des membres du jury Goncourt non plus. Cela dit le débat est légitime et Raymond Queneau, dès la lecture de Gros Câlin, a perçu quelque chose de fabriqué, s’est tenu à distance.
La comédie ira jusqu’à son terme et… La vie devant soi, deviendra un classique étudié au collège, accompagné d’un appareil critique.
Romain Gary, vivra une relation heureuse ou du moins apaisée avec Flo, une jeune journaliste qui le soutient et le protège. Mais la mélancolie prend le dessus, la solitude est trop grande :
« Je me suis bien amusé
Au revoir et merci. »
MONSIEUR ROMAN GARY ALIAS ÉMILE AJAR
Romain Gary Lettres à Sigurd 1937-1944
Kerwin Spire
Établissement du texte et avant-propos par Charlotte Norberg
éd. Galimard, 2025
sortie en librairie le 16 octobre
Article de Norbert Czarny.
Norbert CZARNY a enseigné les Lettres en collège, il est critique littéraire et écrivain. Ses articles sont disponibles à La Quinzaine littéraire, En attendant Nadeau et L’École des Lettres. Son dernier livre, Mains, fils, ciseaux, éditions Arléa, est paru en 2023.