Les arbres ici parlent aussi l’arabe, d’Usama Al Shahmani

« Je sais que tu écoutes et comprends, même si ton temps a d'autres dimensions. Ton temps est l'instant de la beauté qui me fait avancer sans besoin d'une barque ou d'une voile. Mon temps ne ressemble pas au tien, pourtant nous sommes semblables : chacun de nous a des côtés ensoleillés et ombragés et chacun de nous essaie de l'emporter sur l'ombre dans cette vie qui est notre première et notre dernière vie. Il n'y a qu'avec les arbres que j'ai l'impression que ma voix ne se perd pas, plus je leur parle, plus je me trouve du côté ensoleillé. »

Usama Al Shahmani est un écrivain et traducteur suisse-irakien. Il a publié en allemand des romans, essais et une anthologie de poésie. Les arbres ici parlent aussi l'arabe, paru en cette rentrée littéraire 2025, est son premier roman traduit en français, disponible également en italien et en arabe. D'une écriture poétique et enchanteresse à la manière des contes il nous plonge dans la réalité déconcertante de l'Irak depuis des décennies, et de l'âme d'un être arraché à sa terre, sa famille.
Ce roman se révèle à nous telle une rencontre qui nous confond et nous transcende. Longtemps après l'avoir lu il continue de nous accompagner. C'est bien là en effet la promesse de la maison d'édition La Veilleuse qui le publie : « Telle une lampe perpétuellement allumée, La Veilleuse s'engage à porter des façons inédites de sentir et d'écrire le monde ».

Le roman s'ouvre sur une scène vécue par le narrateur en 2002 alors qu'il est fraîchement débarqué en Suisse, en procédure d'obtention de l'asile politique après avoir fui l'Irak. Il rencontre la tante d'un autre exilé irakien. Cette femme est installée en Suisse depuis des décennies et n'est jamais retournée dans son pays d'origine. Elle invite les deux hommes à faire une randonnée avec elle le dimanche suivant. Tous deux refusent sans une once d'hésitation. L'idée même de se rendre dans la forêt est inconcevable pour eux, irakiens : décidément, cette femme n'a plus rien de ses origines en elle à leurs yeux. Mais un jour, plus accablant encore que son ordinaire quotidien semé d'embûches, le narrateur ira se réfugier dans la forêt avoisinante. Il marche, regarde ces arbres qu'il ne connaît pas, différents des dattiers, palmiers, jujubiers de sa terre natale et se surprend à leur parler dans sa langue. Ces êtres vivants deviennent alors ses amis, ses confidents. La forêt, vue en Irak comme un lieu hanté et maudit devient ainsi son havre de paix.

Pendant ce temps le lecteur est plongé dans la vie de cet homme, ses difficultés à trouver un travail, à s'imprégner de la langue suisse-allemande, à apprendre l'allemand en autodidacte, à apprivoiser sa solitude d'étranger. Mais un autre fil s'empare de la narration : l'histoire de son frère Ali qui a quitté la maison familiale dans le sud de l'Irak et s'entête à demeurer à Bagdad, ville désormais dangereuse, où il va être porté disparu. Au travers des souvenirs du narrateur et de ses échanges téléphoniques et électroniques avec la famille restée en Irak nous apprenons progressivement ce que le pays a traversé, sous le régime de Saddam, durant la guerre du Golfe, à l'arrivée des troupes américaines, et l'après, et le depuis...

Le lecteur se sent perdu par moments dans la chronologie de l'histoire, quand bien même les mentions des années seraient notées noir sur blanc, on perd pied dans le parcours du narrateur, dans l'incroyable inenvisageable que traversent les irakiens depuis des décennies. A chaque fois ce même lecteur est rattrapé par la poésie du texte, apaisé par la présence de la nature, par la personnalité des arbres côtoyés ou fasciné par leur symbolisme d'après les contes et mythes narrés (l'arbre du rêve, l'arbre de la patience, l'arbre de l'amour, l'arbre de l'incertitude... sont les titres du chapitres). Et l'on réalise alors, grâce précisément à cette structure narrative inhabituelle, ce que vit le narrateur, lui qui est perdu dans un monde étranger, meurtri de l'éloignement de son pays et de sa famille, lui qui vient d'un pays où l'on ne peut vivre en paix, trouve le réconfort dans son rapprochement avec les arbres.

Les arbres ici parlent aussi l'arabe est une très belle découverte de la rentrée, un roman émouvant et attachant qui nous ouvre les portes d'un univers peu connu. Et tel un arbre il nous offre des fruits pour une profonde méditation. Ecrivain à suivre assurément, et n'oublions pas de saluer le travail du traducteur qui a su préserver en français l'âme de ce texte.

LES ARBRES ICI PARLENT AUSSI L'ARABE
(In der Fremde sprechen die Bäume arabisch)
Usama Al Shahmani
Traduit de l'allemand par Lionel Felchlin

éd. La Veilleuse, 2025 (v.o. 2018)

Cet article a été conçu et rédigé par Yassi Nasseri, fondatrice de Kimamori.

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