Lire Roth en 2025
Vertigineux comme Opération Shylock, excessif comme Le Théâtre de Sabbath, terrifiant comme Le complot contre l'Amérique, crépusculaire comme Exit le fantôme. On ajoutera prémonitoire, mélancolique, cruel, drôle, émouvant. Arrêtons là avec les adjectifs. L’œuvre de Philip Roth s’étend sur plus de cinquante ans et elle embrasse à la fois le microcosme du New-Jersey et de l’enfance et son pays dans son ensemble.
Le premier grand succès du romancier est La plainte de Portnoy, qu’on trouvera aussi bien en folio que dans le premier volume de la Pléiade. Dans le tome IV, à paraitre en 2027, ce sont les grands romans de l’Amérique contemporaine, avec notamment La tache, prix Médicis, qui présenteront le macrocosme. En 2010, Roth a cessé d’écrire de la fiction avec la publication de Némésis. Les quatre derniers romans sont brefs, d’aucuns les trouvent moins réussis ; Némésis devrait infirmer ce jugement. C’est l’un de ses livres les plus bouleversants. Uchronie, puisque son point de départ est une épidémie de polio qui n’eut jamais lieu, il pose la question que pose Frédérique Leichter- Flack dans son essai Pourquoi le mal frappe les gens bien ?
Mais on s’éloigne de ce fort volume et des quatre romans qui paraissent, après qu’ont paru dans le précédent tome des textes intimes comme le très beau Patrimoine, et La Contrevie qui pourrait former diptyque avec Opération Shylock. Le choix de l’éditeur est autre : il suit le fil chronologique de l’édition intégrale aux Etats-Unis mais laisse de côté des romans comme Pastorale américaine, (1997) J’ai épousé un communiste (1998) et La tache (2000). Exit le fantôme date, lui de 2007. Bref, ce sont des choix et l’essentiel est de lire ce qu’on nous offre comme on savoure de bons plats, souvent copieux.
Lire un auteur contemporain dans la Pléiade ne va pas de soi. On se demande parfois ce qu’ils apportent à notre compréhension du monde et des hommes. Tel académicien affable, bon client pour la télévision a trouvé sa place sur papier bible et il a connu un succès énorme. Duras, Gary, Kessel sont aussi intemporels que Proust, Dumas ou Cendrars.
Roth est au présent. Et on a parfois envie de dire hélas. Dans Opération Shylock, l’action se déroule en Israël en 1988. Le romancier est venu assister au procès Demianjuk, extradé des Etats-Unis et soupçonné d’avoir participé à la Shoah. Il vient aussi interroger un confrère et ami. Sa « conversation avec Aharon Appelfeld » figure dans l’excellent volume folio intitulé Pourquoi écrire ? Il apprend qu’un certain Philip Roth, son sosie, se fait passer pour lui et prône « le diasporisme ». L’imposteur en question a même créé une association appelée ASA, association des antisémites anonymes et il prône le retour des juifs ashkénazes en Europe, prétendant avoir des accords avec la Pologne. S’engage une sorte de course poursuite entre le vrai Roth, et le faux mais comme au jeu de bonneteau, on cherche la bonne carte et ce jusqu’au bout d’un roman dans lequel le romancier, amuseur virtuose nous fait tourner en bourrique. Amuseur seulement ? Surtout pas.
De même que La contrevie présentait un colon fanatique ne cessant de harceler le narrateur en lui tenant des discours enflammés insupportables, Opération Shylock roman comique, roman théâtral, faux roman d’espionnage est un déluge de paroles qui se succèdent, se croisent, se contredisent, jusqu’à tourner la tête. Un passage du roman à propos du faux Roth peut se généraliser : « Le voici, cet imposteur rituel au masque modelé sur mes traits et porteur de l’idée générale de ce que je suis, le voici, encore une fois, exultant de la joie d’être quelqu’un d’autre. Dans cette bouche, combien de langues ? Chez cet homme, combien d’autres hommes ? Combien de blessures ? Combien d’insupportables, blessures ! »
Le procès d’un militant palestinien dans une ville de Cisjordanie (nous sommes avant les accords d’Oslo) voit arriver un certain George Ziad, palestinien ayant étudié à Chicago avec Roth, qui déploie un virulent discours antisioniste comme on en entend de nos jours. Distinguons cependant entre le réel et la fiction. Roth n’écrit pas des documentaires. Il prend certes appui sur ce qu’il voit, entend et lit mais il écrit en suspendant le jugement. Le roman n’est pas fait pour trancher, opposer, mais pour donner à entendre des voix.
Voix : c’est le mot qui importe. Roth n’est pas un grand styliste comme certains de ses contemporains. Pas de métaphores chez lui, pas d’effets rhétoriques. Le mot, la phrase lui importent peu. Le lire est entendre une ou des voix et la confusion n’est pas faite pour le déranger. Beaucoup de personnages débitent un flot de paroles, témoignent d’une rare énergie pour ce faire. Les nombreuses allusions à Shakespeare ne sont pas qu’exercices d’admiration. L’œuvre du dramaturge anglais imprègne profondément celle du romancier états-unien. Ses personnages « hénaurmes » à tous égards aussi.
Le plus excessif de tous est sans doute Mickey Sabbath et pour le dire de meilleure façon, voici ce qu’il veut lire sur sa pierre tombale :
Morris Sabbath
« Mickey »
Pilier de bordel bien-aimé, séducteur,
sodomiste, contempteur des femmes,
pourfendeur de la morale, corrupteur de la jeunesse,
assassin de son épouse,
suicidé
1929 - 1994
En 2025, en une époque « agélaste » pour reprendre le mot de Rabelais et de Kundera, un tel roman peut susciter la rage, ou l’indifférence. Celles et ceux qui n’ont aucun humour n’entreront pas dans les quelque six-cents pages du roman. Sabbath est montreur de marionnettes et il manipule les êtres comme il joue de ses dix doigts avec parfois des gestes disons, incorrects. On l’a même condamné en justice pour cela. Son allure de Falstaff et sa démesure lui valent d’être poursuivi, attaqué, tout le temps en conflit avec les autres. Mais Le théâtre de Sabbath est aussi le roman d’un amour fou, entre Sabbath et Drenka, sa maitresse et les deux cents dernières pages, avec le retour dans le New Jersey de l’enfance sont belles à pleurer (soyons un peu excessif mais sincère). Le cimetière dans lequel est enterrée une famille brisée par la perte d’un fils, le frère de Mickey, donne soudain au roman une profondeur que seule la souffrance peut rendre.
Le complot contre l’Amérique est le roman que les citoyens révulsés par les élections de 2024 ont le plus acheté dans les mois suivants. Certes, Roth ne parle pas plus de Trump qu’il ne le faisait de George W Bush quand le roman a paru, mais chacun lit en son temps et c’est la chance unique de la vraie littérature : elle n’est pas d’un moment, elle ne se périme pas. On lit ou relit ce roman comme on traverse un cauchemar. Que se serait-il passé si ? C’est le principe de l’uchronie. Le romancier, méticuleux et très documenté imagine l’élection de Lindbergh en 1940. L’aviateur était aussi un sympathisant nazi. Les groupuscules antisémites défilaient dans les villes sans crainte d’être arrêtés : le 1er amendement de la Constitution des Etats-Unis leur permettait de parader.
Roth écrit un roman sur la fragilité de la démocratie. En cela, il est visionnaire. C’est notre présent, que l’on soit états-unien, européen ou asiatique. A quoi tiennent nos libertés ? Qui sont nos boucs-émissaires ? Quels sujets met-on en avant, et comment ? Tout cela traverse ce roman tendu, angoissant, et lucide.
Arrive le crépuscule, sinon de la démocratie, du moins de l’individu qui tient à sa liberté. Exit le fantôme est le roman de la décrépitude. Il met en scène Zuckerman, l’un des doubles de Philip Roth qui revient à New-York après de nombreuses années de réclusion dans la campagne du Massachusetts. Il a des problèmes de santé, il se sent très fragile, proche de ce cimetière qui hante bien des héros de Roth, et l’auteur lui-même et il doit affronter un certain Kliman, personnage insupportable comme le fanatique de La contrevie qu’il subissait. Kliman veut écrire la biographie de Lonoff, un écrivain aussi renommé que discret en révélant des secrets au nom de la transparence. On sait ce qu’il en est de ces textes ressemblant plus à du harcèlement qu’à une vraie recherche sur l’écriture. Kundera, ami de Roth et proche de lui par ce rejet du biographique avait choisi d’effacer toutes les traces. Les rares qui étaient demeurées l’avaient assez fait souffrir.
Lire Roth est un plaisir sans fin. C’est le plaisir de l’intelligence et du rire, celui de la réflexion et du divertissement. On entre aussitôt dans ses romans parce qu’ils ne s’embarrassent pas de façons. Ils sont généreux. En somme ils ont les qualités que nous cherchons dans l’époque.
PHILIP ROTH - romans (1993-2007)
La Pléiade tome III
éd. Gallimard, 2025
Edition de Philippe Jaworski : Avec la collaboration de Lazare Bitoun, Nicolas Cavaillès, Aurélie Guillain, Josée Kamoun, Paule Lévy, Ross Miller et Marie-Claire Pasquier
Article de Norbert Czarny.
Norbert CZARNY a enseigné les Lettres en collège, il est critique littéraire et écrivain. Ses articles sont disponibles à La Quinzaine littéraire, En attendant Nadeau et L’École des Lettres. Son dernier livre, Mains, fils, ciseaux, éditions Arléa, est paru en 2023.