Bel Abîme, de Yamen Manai

« La vérité c'est qu'on ne mérite pas d'avoir des animaux dans ce pays, même pas des chiens, même pas des mouches. On devrait rester entre nous, entre monstres. »

Ma rencontre avec ce livre a été insolite. J'étais au festival Étonnants Voyageurs 2022 à Saint Malo. J'avais choisi de suivre la discussion ne sachant pas bien pourquoi, et parmi les auteurs prévus il y avait Yamen Manai. Avec beaucoup de simplicité, un humour bienveillant et un sourire emprunt d'humanité il répondait aux questions. Il a touché le cœur du public et je pense que nous avons tous eu envie de lire Bel Abîme, son sixième roman récemment publié.
J'ai fini le livre hier soir, et je suis encore transpercée d'émotion. J'ai été dévastée par ce livre poignant, d'une force narrative époustouflante. En bien peu de pages un monde est dessiné sous nos yeux, celui d'une jeunesse désespérée et de l'amour d'une meilleure amie, Bella, héroïne canine.

Le récit est porté par la voix d'un jeune garçon de quinze ans. Il vient d'être arrêté par la police, doit passer en jugement. Dans sa cellule de détention il reçoit à tour de rôle l'avocat commis d'office chargé de le défendre et le médecin psychiatre désigné pour diagnostiquer son état mental. Le garçon parle, répond aux questions, et ce faisant raconte son histoire. Nous saurons à la fin du récit quels ont été les actes du garçon, et connaîtrons leur cause. C'est une histoire d'amitié, d'amour et de confiance ; dans un environnement où ces notions sont bafouées, au sein d'une famille, d'un quartier, d'une ville, d'un pays. C'est aussi l'histoire d'un garçon qui devient homme, qui devient fort, et bien trop tôt atteint la maturité d'un vieil homme qui a tout vu.
Le lecteur est happé dès la première page par le discours narratif. Ce jeune garçon est en colère, et il a le sens de la réparti. Dès lors il a réponse à toutes les incohérences, toutes les bassesses et défaillances de son monde, reflétées dans les mots d'un avocat et d'un médecin.

« Ce n'est pas avec un tel discours que je pourrai prétendre à un allègement de peine ? Ma peine, celle au fond de mon cœur, ne sera jamais allégée. Mais tant qu'il y a des souvenirs et tant qu'il y aura des livres, je ferai mieux que survivre. »

Nous sommes à Tunis, le printemps arabe est passé, une structure démocratique en place. Or dans ce roman nous lisons la vie des gens, la vie des jeunes, celle des parents, celle de la rue, de l'école, de la vie quotidienne. La misère d'un côté, corruption et déchéance de l'autre et bien peu de voies de sortie entre les deux. 
Dans une langue de l'oralité, très écrite, notre jeune garçon dénonce la bêtise humaine, sa violence, son incongrue égoïsme. Le texte est rythmé, avance à toute allure et les paroles de vérité sont toujours imagées, s'appuyant sur le comportement des humains vis-à-vis de leur entourage animal, qu'il s'agisse de chats, de chiens, de mouches, d'un caméléon ou des lions, crocodiles, rhinocéros du zoo.

Bel Abîme compte une centaine de pages. Toute la tendresse du monde s'y loge, véhiculée pourtant par les mots de la colère. Notre jeune homme est dans un état de rage folle. Les mots qu'il crache ne sont toutefois que les flammes de son amour pour celle qui lui a tout donné dans la vie, sa chienne Bella. Pour elle, grâce à elle, il a cessé de plier l'échine, de se faire petit et de se laisser aller à l'effacement.
Nous entrons dans le roman et savons déjà que le décor est celui d'un drame. Les pouvoirs en place cherchent du côté de l'islamisme, du terrorisme .. mais non, aucun isme ne s'est emparé de ce garçon qui attrape les mains planquées dans le panier - l'une après l'autre - de toutes les instances chargées d'autorité. Et si chacun rejette la faute sur l'autre, il poursuit, va dénicher la main du coupable suivant, dans la hiérarchie supérieure ! Plutôt que de se justifier, auprès de l'avocat ou du médecin, de temps à autre il les renvoie à un livre .. une nouvelle de Tchekhov, par exemple.

« Promettez-moi des livres, du bois sacré pour les nuits de solstice. Dites-leur de ne pas s'en faire, que cette requête ne ruinera personne. Dans ce monde de façades, ce qu'il y a de plus précieux est ce qui coûte le moins. Un livre, une étreinte, et l'amour, l'amour, ne serait-ce que celui d'un chien. »

Bel Abîme de Yamen Manai a remporté bien des prix littéraires, et je m'en réjouis car c'est un roman sublime, nourri d'un travail littéraire remarquable. Merci aux éditions Elyzad de porter ce livre jusqu'aux lecteurs. Je vous le recommande vivement, sans hésitation.

BEL ABÎME
Yamen Manai
éd. Elyzad 2021
Prix Orange du Livre en Afrique 2022
Prix Micheline 2021
Prix littéraire du Texto 2022
Prix de l'Algue d'Or 2022

Les illustrations présentées dans l'article sont les œuvres de :
- Luc Terrail,
- Teddy Baden (street art).

Cet article a été conçu et rédigé par Yassi Nasseri, fondatrice de Kimamori.

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