Les Parrhésiens, de Philippe Bordas

Les ruines de Paris

Les poètes et les flâneurs, lesquels sont parfois une seule et même personne, parlent mieux de la ville que les urbanistes ou agents immobiliers. Sans citer les innombrables exemples, on songe à Baudelaire, à Queneau et Jacques Réda à qui j’emprunte ce titre pour présenter Les Parrhésiens. Ce mot est de Rabelais et il désigne les habitants de Lutèce, « vrais Parisiens, ceux dotés de la forte parole et du courage de tout jeter à la face d’autrui ». Bordas ajoute : « Ces spécimens d’ancienne roche avaient vu le jour dans les quartiers populaires et grandi sur les berges de Seine ». Autant dire une ville qui exista, diverse, et qui, désormais, se meurt de monotonie. Là encore, sans multiplier les références (mais elles donnent envie de lire et de marcher dans la capitale) on songe à L’invention de Paris d’Éric Hazan, et Paris quand même, de Jean-Christophe Bailly.

Dans Les Parrhésiens une formule donne l’équation exacte : « À mesure qu’augmente le mètre carré décroît la chorale des rues ». Philippe Bordas lie la fin d’un certain Paris à celle de la langue que l’on y parlait. Pas le français uniformisé, fonctionnel, appauvri tel qu’il se pratique depuis que les écoles de commerce ont supplanté les pages des écrivains, le cri des marchands de quatre-saisons, la faconde des bateleurs, la verve des voyous et autres marlous.

L’immeuble dans lequel habite le narrateur en est le symbole ou le microcosme. Yvonne ou la Costal, gardienne ou voisine aussi attentives que peut l’être une mère, rappellent les concierges de Voyage au bout de la nuit, ou des films de l’entre-deux guerres. A leur disparition, la tristesse nous gagne, comme si des couleurs s’estompaient sur une fresque. Quand les plus vieux locataires meurent, la mémoire des lieux s’en va et celle de la langue de la rue ; le marchand de biens passe à l’action. Padirac, c’est le nom du cupide affairiste est l’un de ces nuisibles qui passent dans le roman : « C’était ce genre d’hommes, d’affairo-cartésiens en gilets brodés qui, depuis le Second Empire, rendaient la vie invivable, bâtissaient sur les derniers ares de verdure, rabotaient les jardins d’enfants, rachetaient les immeubles entiers et les revendaient par bouts, des appartements de standing jusqu’aux morceaux de grade inférieur, loges de concierge et chambres de bonne. Sous prétexte de libre négoce, une nuée de Padirac, revêtue de légalité, alourdie de trousseaux de clés, brigandait Paris impunément, maniant jargons de notariat et de fiducie. Par leur action de sape, ils rendaient la ville infertile en lierre et en lyre. »

Le roman se déroule dans le quatorzième arrondissement, celui qu’habite Philippe Bordas. Un soir d’hiver, celui-ci suit un colosse en chemisette jusqu’au fond d’un bâtiment rue Huyghens où se trouve un gymnase municipal, près du cimetière du Montparnasse qui accueille nombre de poètes sous ses arbres.

Les Parrhésiens sont des vieux habitants du quartier ou des périphéries les plus proches comme Gentilly et Bagneux. Peu d’entre eux ont encore les moyens de payer les loyers parisiens ou d’être propriétaires. Si l’on souhaite leur adoubement, il faut respecter certaines règles et surtout avoir vécu : « Pour adhérer au Grand Horion de France, prendre tampon dans l’arène aux féroces, il fallait avoir bouche non filandreuse et organes en alerte. Et prêter serment de gros-dire. Le pourcentage de mutilés sociaux et gladiateurs du sous-monde y étant important, les hommes décents s’y sentaient peu à l’aise et les normaux s’enfuyaient de plein gré. Mes acolytes à claquettes étaient invisibles en société, libres des clinquantes obédiences, inaptes à la parade des cigares et l’ostension des berlines ; seuls comptaient le calibre et la qualité des épreuves subies et surmontées : guerre, baston, bagne, maladie, prison, faim, misère ou privation ».

Tous pratiquent les haltères et autres machines à façonner abdominaux et muscles dorsaux. Ils ont pour nom Levallois, Bargème, Retz et Coligny. D’autres encore fréquentent ce lieu, de façon nocturne : « À cette heure incertaine, entre chien et loup, la population des purs Lutéciens laissait les appareils à une affluence de purs zoniers motorisés et scootérisés, reubes et blacks venus des bétons, natifs de Mantes et Marne-la-Vallée. Je les avais croisés, une fois que j’avais oublié mes gants : rien que barytons à semelles ventrues et syllabes retournées, survêtés à neuf et poinçonnés chèrement d’oreillettes, de casques audio crochetés de travers et bouillis d’aigus. Au reflux des retraités à sapes molles succédait le défilé XXL des jeunes lycras griffés luxe, casquettés de biais, nikés et vuittonnés, qui tous bandaient de ce condé tisgra en Paname ».
Le narrateur, surnommé Skeletor en raison de sa maigreur, bientôt intronisé par la troupe, se fait d’abord le chroniqueur de l’endroit. Il dresse une galerie de portraits qui met en relief un monde préhistorique, au temps des salles de gym clean et « fit », à tous égards. Ces vétérans ont été pour les uns cascadeurs, remplaçant Kirk Douglas, Delon et Belmondo, pour d’autres déménageurs ou anciens prisonniers tel Levallois qui se distingue : il a connu, dans le Sahara, les bataillons disciplinaires : on y suait plus qu’à son tour. Mais sa passion pour les mots croisés l’a amené à collectionner les dictionnaires. Dans son garage hors d’âge il les compulse le soir, jusqu’à devenir le correcteur méticuleux des textes écrits par le narrateur à propos du cyclisme et de ses héros.
Philippe Bordas est en effet un fou de vélo. Il le pratique, et il le chante. Oui, chanter comme le ferait un aède pour l’épopée. Que l’on aime ou pas la « petite reine », on est conquis par Forcenés, son livre qui célèbre la geste d’Anquetil, Coppi, Bartali, Hinault, un cyclisme d’avant les corps – machines, sport populaire qui faisait rêver les enfants, et pas qu’eux. L’autre passion de Bordas est la langue française. Il l’a découverte à Sarcelles, non pas au collège où on lui donnait à lire Prévert, Saint-Exupéry voire Camus, langue « simple » pour des élèves qu’on croyait incapables d’aimer les inventeurs ou les excentriques, mais à travers défis et découvertes diverses. Il n’avait pas la carrure pour se battre (ni le désir), il le faisait par les mots. Un passage par l’hypokhâgne l’a convaincu que la vie et la littérature étaient ailleurs, et il a commencé d’écrire dans l’Equipe. Un mot né au temps du Quichotte le définit : « Comme tout picaro, je changeais de parlote comme on change de chemise ; je lexiquais selon la ville et variais de syllabes selon le climat. J’étais transfuge et tricheur, infidèle au français du moment, adultère à l’ancien, et inversement ».
La langue qu’il pratique, donc, dans toute son amplitude, en « traducteur d’ambassade » n’exclut pas plus le parler des banlieues que la « haute langue » de Villon, Rabelais, du cardinal de Retz, de Saint-Simon ou de Céline. Son premier roman Chant furieux, était déjà une célébration de cette fusion entre ce qu’il entendait et proférait, adolescent, à Sarcelles, parmi les « zoniers », et la langue la plus littéraire qui se puisse écouter dans la ville de Hugo et Proust (celui qui évoque le cri des rues, dans La prisonnière). Ses autres romans, Cœur-volant et Cavalier noir, sont de la même eau, ou plutôt de la même eau de feu. On peut ouvrir un roman de Bordas à n’importe quelle page. C’est quitte ou double. Et si c’est double, on savoure, comme dans ce portrait à charge d’un entraineur : « Ce Steve-sa-race, j’en savais par cœur la circuiterie, cerveau et boyaux compris. Je devinais les spirales de fiel planquées sous le survête : ce n’était qu’une petite rogne, à rage mal contenue, savante de rétorsions paralysantes et de mandales asiates. Le despote de la serviette avait choisi le karaté pour se protéger de la violence des quartiers et ne pas mourir sous les coups qu’appelait son regard équivoque. Le diplôme était venu en sus de cette urgence première : repartir et riposter aux assauts des lascars des bétons que sa loucherie énervait. Suspendu à la barre à grosse boulonnerie fixée par Levallois, j’avais causé à Steve ainsi que je causais aux marsouins de la cité ; à gros timbre et luette forcée, au modèle convenu des duels de gueule. Il avait identifié l’attaque : le lied barytonne des tiékars - la clé de fa des mâles thorax. Mon effronterie portant le gentilé de sa contrée, le pardon était interdit ».

Si on se laisse emporter par cette phrase sonore, rythmée, entre prose et poésie, c’est l’enchantement et l’on n’a pas envie d’interrompre la lecture. On écoute les personnages, on assiste aux scènes qui donnent à voir et entendre ces hommes désormais disparus.
Mais le roman ne se résume pas à la galerie de portraits et aux séances dans cette salle d’un autre temps que les hygiénistes de la mairie voudront fermer et transformer pour la nouvelle population à revenus confortables.

Aux portraits succèdent des épisodes plus amples, mettant en scène les habitués de la salle dans un restaurant, ou la rencontre amoureuse avec Awa, une jeune métisse possédée par la voix d’Antonin Artaud. Elle ne s’en laisse conter par personne. Elle fréquente la salle de sport, semant le trouble parmi les habitués. Le narrateur est aussitôt envoûté. Il la conquiert grâce à une lettre manuscrite du poète et peintre. Les pages consacrées à ce moment passionnel prennent une dimension fantastique. Enfant d’Aubervilliers elle a été bercée par les codes du lieu et des compagnons de la zone, rap et danse. « Sahélienne gothique » comme la qualifie le narrateur, Awa est comme tombée en poésie. Elle vénère les écrivains de la fin de siècle, Huysmans, Baudelaire ou Barbey d’Aurevilly. La jeune tatouée qui fascine le narrateur est une autre incarnation de la femme aimée, autre que Mylena, dans Cœur-volant, ou Natacha dans Cavalier noir. Pour la retrouver et la reconquérir à chaque fois, il doit la conduire sur une tombe ou trouver l’objet lié à ces poètes qui la séduira. En somme, il devient Schéhérazade retardant le moment de la séparation par des mots ou des trouvailles et pratique la géomancie, qu’il a découverte en Afrique.

Avec elle, les lieux les plus anodins, en apparence, prennent une dimension mystique : un immeuble de la rue Daguerre où l’auteur de Van Gogh le suicidé de la société trouva une canne qu’il crut dotée de pouvoirs, le Raspail vert, café à l’angle du boulevard de ce nom et du boulevard Edgar Quinet, les allées du cimetière, bien sûr, rappellent l’imagerie surréaliste, celle d’un Paris dans lequel le visible et l’invisible ne se séparent pas. Pour Breton ou Aragon, ce cœur mystérieux était sur la rive droite. Bordas le déplace dans cet arrondissement.

Que dire enfin de Jean-Pierre Léaud, ce double de Truffaut devenu imprécateur, sosie d’Artaud insultant le narrateur à chaque fois qu’il le croise ? Les ruines de Paris sont un film en noir et blanc. Les romans de Bordas sont baroques et multicolores.

LES PARRHÉSIENS
Philippe Bordas
éd. Gallimard 2025

Article de Norbert Czarny.
Norbert CZARNY a enseigné les Lettres en collège, il est critique littéraire et écrivain. Ses articles sont disponibles à La Quinzaine littéraire, En attendant Nadeau et L’École des Lettres. Son dernier livre, Mains, fils, ciseaux, éditions Arléa, est paru en 2023.

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