Isadora et Matisse : deux pionniers, passeurs d’émotions

Lorsque j’ai eu le plaisir d’être à Corte pour l’Exposition  Matisse en Corse « Un pays merveilleux », je ne m’attendais pas à tant d’émotions.
En effet quand j’ai appris les dates du séjour du peintre à Ajaccio, 1898 et 1899, j’ai tout de suite pensé à l’arrivée à la même période, d’une voyageuse américaine en Europe (d’abord à Londres puis en France), je parle d’Isadora Duncan.
Je découvre que c’est en Corse que Matisse est tant ébloui par la lumière et que c’est ici qu’il renouvelle son rapport à la couleur, qu’il travaille fougueusement la vibration de la lumière, le rendu du mouvement… parce qu’il veut avant tout, traduire son émotion, et pour ce, il se libère des contraintes académiques et surtout de l’Imitation.

Or la danseuse venue des États-Unis est celle qui va libérer la Danse académique en se détachant de la chorégraphie et du ballet classique, devenant de ce fait, la pionnière de la danse moderne et indirectement de la danse contemporaine. Elle évolue pieds-nus, à peine vêtue de voiles fluides qui découvrent le corps, ce qu’elle justifie par son amour des sculptures antiques... Elle souhaite ardemment rendre à la danse sa pureté originelle, la puissance de sa liberté. Beaucoup d’improvisations, le plus souvent en extérieur (Mer, Vent, Sable, Soleil…), elle cherche « un état dans lequel symboliquement nous nous tenons hors de nous-même, l’extase (Ex-Stasis)…pour se reconnecter à quelque chose de plus primaire et nécessaire. »

Donc refus de l’imitation aussi. Et autre point commun entre les deux artistes, la Nature, puisque Matisse chante, dans toute son œuvre finalement, « Le bonheur de vivre » (tableau de 1906), et en tant que fer de lance des Fauves, il pratique « un art qui reflète l’essence d’une communication parfaite avec la nature ».

Dès lors, en m'arrêtant devant les premiers tableaux exposés, j’avais à l’esprit les fondamentaux de la danse. Pas seulement parce que je sais que le peintre y était très sensible (nous avons tous en tête « La Danse », peint vers 1910 et puis ses nombreuses et belles Études…). Mais les danseurs et les peintres partagent les mêmes notions : en général la relation du corps avec la matière, et puis, en particulier, concernant ce travail de Matisse, l’énergie, le poids, le rythme…

Non, j’ai été interpellée dès Les Encres sur papier. En les observant, je me disais que pour évoquer le vent dans les feuilles par exemple, plus précisément, les accents du vent, eh bien le pinceau travaillait les dynamiques du mouvement comme nous le faisons en danse : selon la place de l’accent dans le mouvement, nous parlons d’Impact, d’Impulse, de Balancés (« battement de cloche ») ou de Mouvement Continu (sans accent). Il me semblait sentir le vent et je traînai un peu là…

Puis après avoir savouré un bon moment les toiles, comme toutes les personnes présentes ce jour-là, imprégnées selon moi de la sérénité de Matisse, voilà que je tombe en arrêt devant « Première nature morte orange » (Huile sur toile, 1899). Non seulement je la trouve magnifique, évidemment, mais en plus, je crois l’avoir l’avoir déjà croisée, juste avant ! Je reviens alors sur mes pas et, telle une Miss Marple lâchée au Musée, j’enquête. Je résous rapidement mon énigme inventée : « Nature morte », (Huile sur carton vers 1898), peinte quelques mois plus tôt. Émue comme pas deux, je fais bruyamment part de ma trouvaille à mes amies. Dans cette œuvre-ci, le peintre veut moins montrer « ce que cela représente que capter la lumière et les couleurs ». Les objets sont plus ou moins bien dessinés, ils se confondent avec le fond, uniquement suggérés, seules les oranges ressortent clairement. Alors que dans « Première nature morte orange », le sens de la construction et la profondeur sont revenus sur la toile et le tableau semble plus « réaliste ».

   

Mais c’est bien sûr! me suis-je exclamée (discrètement cette fois) : La danse contemporaine se montre si souvent dans tous ses états, dans toutes ses étapes ! Un peu comme « sur carton » puis «sur toile»... Elle irrite et fatigue pour cette raison-là d’ailleurs (moi la première, régulièrement). Une danse, est heureuse de montrer ses études, de les partager. (On nous appelle souvent les « Contents-Pour-Rien », ce qui n’est pas totalement faux à mon avis…). On est souvent content de donner à voir le processus de recherche. Chance ! Pour le bonheur de beaucoup mais … pas tant que cela.

Le travail de Matisse a bouleversé à son époque, autant que celui d’Isadora Duncan. Isadora choque ou gêne encore aujourd’hui, malgré la reconnaissance de son apport incontestable à la danse depuis le début du 20ème siècle. En leur temps, leurs travaux de recherche ont ennuyé ou scandalisé le plus grand nombre. Dans le cas où ils ne touchaient pas immédiatement avec succès leur public, ils exigeaient de lui d’être actif. Un public en recherche aussi, pour questionner le monde au travers de leurs œuvres et y trouver sa place. Or tout un chacun n’a pas envie de « travailler » devant une œuvre. Ce qui est acceptable bien entendu, mais de crier au scandale l’est déjà moins, non ?

Jacques Poncin, Commissaire (avec Dominique Szymusiak) de l’Exposition, interviewé à propos de Matisse dit : « C’est d’abord Son tableau qu’il donne » (pas le tableau de tel ou tel paysage…), « c’est la construction de la pensée de l’artiste ».

Il en est de même pour les chorégraphes contemporains (un peu tous enfants d’Isadora !) De Pina Bausch à Maguy Marin, avec le mouvement de « La nouvelle Danse française » dans les années 70’…qui à son tour, fait naître les audacieux du mouvement de la « Non-Danse » dans les années 90’ (vous avez bien lu, oui !) comme Joseph Nadj… et d’autres, plus récents, naturellement moins connus ou reconnus…
De fait ces derniers sont danseurs mais aussi auteurs et interprètes de leur danse, qui peut être très peu (voire non-) chorégraphiée. Ils intègrent volontiers la vidéo, la lecture, le théâtre, ou bien la littérature et les arts plastiques dans leur travail et on parle alors plutôt de « Performances » que de spectacles. C'est d’abord « Leur travail » qu’ils donnent, pourrait-on dire ici.

Toujours dans l’interview, je note : « Quand Matisse séjourne quelques jours à Paris en juin 1898, il montre à l’un de ses amis proches, quelques-unes de ses études en Corse, et ce dernier écrit alors à son père : « C’est insensé, lui qui avait de si jolies qualités de peintre !!...Des études peintes comme par un impressionniste fou !! ».

Bref, il faut laisser le temps au temps.

Matisse en Corse, 1898
Exposition au Musée de Corté 
24 juillet- 30 décembre 2021
Museudiacorsica
FRAC Corse
Exposition Affinités    
Avril 2021

Frac.corsica

Les illustrations présentées dans l'article sont les photographies représentant Isadora Duncan, et les tableaux d'Henri Matisse présentés à l'exposition de Corte (à l'exception de La danse - 1910).

Edwige Biancarelli

Enseignante de formation et de métier, elle est également danseuse contemporaine, chorégraphe et nouvelliste.
Elle sera une des voix de Kimamori que vous entendrez régulièrement dans le cadre de nouveaux projets en lancement 2022.

Leave a Comment