Hommage à Bernardo Bertolucci

Trouver le grand vide, que l'on ne cherchait pas

Tout comme moi vous avez appris le décès de Bernardo Bertolucci. Le scénariste et réalisateur italien nous a quitté fin novembre en cette année 2018. Il était né en 1941 et a tourné bon nombre de films très connus du grand public. De grandes réalisations, des thèmes qui ont pu en leur temps heurter la sensibilité, et aussi des polémiques engendrées dont celle pour laquelle il s'est officiellement excusé en 2013 concernant sa direction d'acteur réprimable de Maria Schneider dans Le dernier tango à Paris. On cite de lui son film Le dernier empereur. On met parfois l'accent sur sa position sur la politique. Je ne suis pas suffisamment experte et cinéphile pour faire un article ici sur l'homme ou son cinéma. Mais j'ai à coeur de lui rendre hommage. Parce que j'ai vu un film, un jour, qui m'a profondément marqué. Ce film ne m'a jamais quitté, la sensation dont il m'a enveloppé reste vive dans mon esprit, dans mon corps. Alors je vous parlerai simplement de ce film, Un thé au Sahara - de son titre anglais, que je préfère, "The Sheltering Sky".

J'ai vu ce film au début des années deux mille. Il est sorti sur le grand écran en 1990. Mais je l'ai vu en vidéo sur un grand écran plat de télévision. J'étais assise à même le sol, tout près de l'écran. Je ne savais pas ce que j'allais voir et n'avais pas lu le livre de Paul Bowles dont il a été adapté. Mais j'ai été absorbée comme si j'avais été au cinéma. A la fin du film, qui est relativement long, j'étais plongée dans le silence. Je n'ai pas pu prononcer un seul mot de la soirée. Et ce grand vide, ce désert intérieur m'a accompagné des jours et des jours. Je ne savais pas bien ce que disait cette histoire mais je comprenais qu'il m'avait emporté dans un ailleurs dont j'avais du mal à revenir.

L'histoire du film, et du livre, est assez simple pourtant. Un couple intellectuel - lui compositeur désenchanté et elle auteur dramatique fragile - part pour un séjour à la durée indéterminée au Maroc à la fin de la seconde guerre mondiale. Leur couple bat de l'aile. Un ami les accompagne. Et ils font route au Maroc, quittant progressivement le confort et la civilisation pour se plonger dans l'inconnu et dans le désert. C'est tout comme s'ils partaient à la rencontre de leurs démons sans le savoir. Mais tout se fait progressivement. Ils sont accompagnés aussi, par moments, par une anglaise et son fils, qui les agacent, et qui sont très drôles, vus par nous, spectateurs. Ces trois-là : Port, Kit et Tunner ne sont pas les mêmes voyageurs que le couple anglais et leur fils. Mais chacun est un voyageur différent en réalité, car l'approche de Port et de Kit et de Tunner tout doucement s'étire et les éloigne les uns des autres. Un proverbe chinois dit "Le Vrai Voyageur ne sait pas où il va". Et c'est un peu ce qui est mis en scène ici. La dernière heure du film se déroule dans le grand désert, et il n'y a presque pas de parole pendant ces longues séquences. Kit séjourne alors dans un petit village du Sahara, enfermée dans une petite pièce la journée durant, à écrire, feuille volante après feuille volante.

Vous avez vu les acteurs dans les photos. Eh oui, Debra Winger et John Malkovich sont dans les rôles de Kit et Port. Et ils sont effrayants de justesse tant leurs personnages leur collent à la peau, comme des vêtements trempés de sueur épouseraient le corps sans que l'on ne puisse rien y faire. Et bien entendu ces personnages ne sont pas là pour nous plaire ni pour être politiquement corrects, et encore moins pour être compris !

Comme je vous le disais j'ai vu ce film il y a une quinzaine d'années maintenant. Je ne sais pas s'il me ferait le même effet aujourd'hui. Mais je me rappelle avoir été éberluée à l'époque. Il y a une telle transformation des paysages et des personnages dans ce film. Ce qui était familier au début devient étranger à la fin, et totalement méconnaissable. Mais il faut avoir cheminé aux côtés des personnages et dans ces paysages pour le savoir, car, lorsque dans les dernières scènes on revoit les lieux parcourus au début du film, nous seuls (le personnage en question et nous spectateurs) réalisons la distance qui les sépare. Notre regard a changé, et nous ne verrons plus jamais les choses de la même manière. Certaines expériences nous marquent trop fort pour pouvoir disparaître de notre vision, désormais altérée. Et ce silence que j'ai "reçu" lors de ces quelques heures où j'ai visionné le film, est toujours là, quelque part en moi.

Après avoir vu le film, en grande lectrice que je suis, j'ai voulu lire le livre. J'étais persuadée de revivre la même expérience mais avec une force et une intensité décuplée. Mais non. Le livre ne m'a fait aucun effet. Le film, ses acteurs, sa musique, ses images, sa magie avaient posé une marque indélébile... le texte en devenait insipide. C'est une chose qui ne m'est arrivée que deux fois dans ma vie : qu'un film surpasse la force d'un roman, et pourtant, tout comme vous, mille fois j'ai vu des des films qui étaient adaptés d'un roman. Je ne pouvais donc faire autrement, aujourd'hui, que d'écrire ce texte et à ma manière rendre hommage à Bertolucci.

UN THÉ AU SAHARA
Réalisateur : Bernardo Bertolucci
Scénario : Mark Peploe, Bernardo Bertolucci
Adaptation du roman de Paul Bowles
Musique : Ryuichi Sakamato
Directeur de la photographie : Vittorio Storaro
Casting : Debra Winger, John Malkovich, Campbell Scott, Jill Bennett, Timothy Spall
Date de sortie : 1990

Cet article a été conçu et rédigé par Yassi Nasseri, fondatrice de Kimamori.

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