It Must Be Heaven, d’Elia Suleiman

Celui qui observe

Le projet de ce film est de nous donner à voir le projet de ce film ! Oui, vous avez bien lu, je me répète, et ce pour parler d'un film qui a décidé de ne rien dire, tout du moins ne rien dire par les dialogues. Un film qui parle de la Palestine sans parler de la Palestine, qui cherche à nous montrer un pays sans, à aucun moment, filmer le pays et son actualité. Aussi on n'y verra rien de ce que l'on pourrait s'attendre à voir. On vivra par le regard du cinéaste qui est lui-même le personnage principal. Il ne parle pas, il regarde. Mais ce qu'il voit en dit long car sa réalité n'est pas celle que l'on verrait de nos yeux. Les situations incongrues se succèdent, et par moments nous font rire, par moments nous intriguent ou nous laissent perplexes. Chaque instant est poétique, chargé de symbolismes et de second degré. Pour ma part j'avoue être restée longtemps devant la dernière scène, le générique ; bafouée, estomaquée, sous le choc d'une émotion indicible. Mais, comme je vous le disais dans un numéro du journal de Kimamori, bien des spectateurs sont sortis de la salle dubitatifs, un peu perdus.

Le film s'ouvre sur une célébration chrétienne à Nazareth. Et un long temps nous resterons dans ce village perché sur un petit mont, de verdure entouré. Le personnage principal semble mener une existence frugale et futile. Il marche dans les rues, croise des voisins, sirote son café ou son arak sur le balcon. Les situations incongrues sont immédiatement invitées dans le scénario. Le fils du voisin vient dans le jardin de l'homme et se sert à sa guise des fruits du citronnier. Il fait sa récolte, il taille l'arbre, le saccage, sans jamais demander d'autorisation. Et dès ces premières scènes on comprend que notre homme interroge les situations de son seul regard, sans jamais réagir, s'offusquer, s'emballer. Serait-ce en lien avec une des étymologies présumées du mot Nazareth (celui qui observe) ? Dans la suite du film il ira à Paris puis à New York. Promeneur imperturbable, il s'avère être cinéaste. Il écrit le scénario sur son ordinateur portable. Il cherche à trouver un producteur ; sans succès. Il reviendra chez lui, et continuera de siroter son arak. Mais entre temps il nous aura fait traverser un monde de situations rocambolesques, et une ère actuelle surréaliste.

Les situations fantasques se succèdent en effet et ne vont qu'en noircissant toujours un peu plus le trait. Et pourtant rien ne nous surprend réellement. Qu'il s'agisse d'un cybermonde, d'un individualisme à outrance ou d'interventions sécuritaires ridicules, le tout est une projection absurde de la réalité. Lorsque le personnage arrive aux États-Unis il trouve un peuple armé. Tous ont une arme sous le bras, qu'il s'agisse de la femme au foyer se rendant au supermarché ou le passant lambda. Mitraillettes et kalachnikov brillent par leur présence et nous feraient presque rire tant la bande son et les mouvements de caméra tournent les scènes filmées en dérision. À Paris les CRS et les gendarmes arrivent très vite, se déplacent en trottinettes électriques ou autre engins risibles sortis d'une science fiction parfaitement réelle. Leurs interventions sont à chaque fois ridicules.

Absolument tout est totalement insensé. Jusque l'acte réprimandé par la police. Alors oui on peut s'imaginer que le cinéaste interroge l'aberrant de ces villes et pays d'occident. Et l'on aurait raison. Mais l'on peut aussi s'imaginer qu'il nous montre ce qu'il ne pourrait filmer dans le territoire palestinien. Le surarmement, les interventions harassantes et semi-grotesques sont ancrés en lui. Il transporte le phénomène dans son regard et le transpose ailleurs. Il laisse le spectateur voir et comprendre ce qu'il voudra voir et comprendre. Dans tous les cas ce sera une vérité. Et tant pis pour ce producteur que le personnage rencontre lors de son déplacement à Paris. L'homme lui dit qu'a priori son organisation soutient la cause palestinienne, et finance volontiers des œuvres qui abordent la question. Mais son film à lui est rejeté, parce que l'on ne voit rien de la Palestine et du problème dedans !

          

Je vous parlais au début de cette chronique de la poésie de ce cinéma. Il n'est pas une seule image qui ne soit empreinte de poésie, quand bien même une part décalée et déjantée s'en mêlerait. L'homme qui regarde sa terre et son peuple est touchant. Il voit la vie, il voit la joie, et il voit la tristesse. Il voit la folie et il la rend douce. Il est une scène qui dure longtemps et revient plusieurs fois me semble-t-il dans le film. Le personnage principal se promène dans les campagnes aux alentour de chez lui. Il écoute le chuchotis des arbres sifflant dans le vent. Puis il voit une femme. Une belle femme en tunique longue traditionnelle. Elle porte deux grandes cruches d'eau, sur la tête. Et puisque, bien-sûr, il lui est impossible de porter les deux en même temps elle fait quelques pas avec l'une, qu'elle pose au sol et revient sur ses pas pour prendre la deuxième, elle refait quelques pas, dépasse de quelques pas la première cruche posée par terre, pose la deuxième et revient chercher la première ; et ainsi de suite. Une allée d'arbres le sépare de la femme. Il la regarde, court d'un côté et de l'autre en suivant le mouvement de la femme. Il essaie de comprendre où elle va, ce qu'elle fait. Et nous, spectateurs, en faisons de même. Nous n'aurons aucune explication. Encore une fois c'est une situation absurde. Mais on regarde, fasciné. Je me suis demandé si cette femme ne représentait pas la terre ; ce bout de terre tenu de porter deux États ; cette terre qui ne peut porter deux États simultanément. Cette femme, ou cette terre continue de faire ses pas, simplement.

Dans les dernières scènes notre homme est accoudé à un bar dans une petite discothèque, de nuit. Il sirote son verre. Et il regarde. Les jeunes sont là, ils dansent et s'amusent comme des jeunes qui dansent et s'amusent. Et notre homme sourit. Tout comme la femme-terre les jeunes font leurs pas et vivent. La vie s'écoule en eux, comme elle s'écoule en nous tous. Lorsque le film s'est terminé j'ai revu dans mon esprit les paysages du film, et ce doux sourire du personnage-réalisateur dans les dernières scènes. Cette terre est fertile, de verdure et de beaux citronniers. Elle est pleine de vie et de beauté, vous ne trouvez-pas, semble-t-il nous dire. Eh oui. Durant tout le film il n'a quasiment pas ouvert la bouche. On l'a pris pour un muet, on a pu le prendre pour un demeuré. Mais tout ce temps il nous parlait de cette petite étincelle qui brille dans le regard.

IT MUST BE HEAVEN
Réalisateur : Elia Suleiman
Scénario : Elia Suleiman
Supervision musicale : Steve Bouyer et Pascal Mayer
Directeur de la photographie : Sofian El Fani
Chef monteur : Véronique Lange
Casting : Gaël Garcia Bernal, Tarik Copty, Kareem Ghneim, Ali Suliman
Date de sortie France : décembre 2019

Cet article a été conçu et rédigé par Yassi Nasseri, fondatrice de Kimamori.

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