Anne de Green Gables, de Lucy Maud Montgomery

« L'important n'est pas ce que le monde nous réserve, mais ce qu'on y apporte. »
Lucy Maud Montgomery

La merveilleuse maison d'édition Monsieur Toussaint Louverture s'est lancé le pari fou de republier, à un rythme de deux ou trois tomes par an, la saga complète d'Anne de Green Gables. Cette nouvelle traduction rend hommage au style poétique et à la maitrise de la langue de Lucy Maud Montgomery. L'éditeur Dominique Bordes explique d'ailleurs, par exemple, que l'auteure avait l'habitude de commencer un paragraphe en prose, avant de le terminer en vers. Cette parution tend à donner la part belle à cette écriture si particulière.
Le premier volume est sorti pour la première fois en 1908, après une quinzaine de refus. Le succès est au rendez-vous, l'œuvre de Lucy Maud Montgomery a été aujourd'hui vendu à plus de 60 millions d'exemplaires, traduit dans des dizaines et dizaines de langues, en braille, et adapté sous différents formats, dont une nouvelle série sur Netflix. Et en 2020, année marquée par la morosité, nous avons eu la chance de nous plonger dans ce premier tome, empli de couleurs, de rêveries enfantines et d'optimisme.
Née en 1874, Lucy Maud Montgomery perd sa mère alors qu'elle a à peine deux ans. Elle passe son enfance avec ses grands-parents maternels, avant de rejoindre son père en 1890 dans son nouveau foyer. Elle supporte difficilement son statut dans cette famille, et noue une relation compliquée avec sa belle-mère. Elle finira par retourner chez ses grands-parents l'année suivante. Ces derniers semblent lui accorder peu d'attention, sa vie est marquée par la solitude. Cependant, elle pallie à cet isolement grâce à une imagination débordante … Cela ne vous rappelle pas quelqu'un ?
En effet, selon plusieurs spécialistes, Lucy Maud Montgomery a distillé des éléments de sa propre vie dans sa saga. Beaucoup de vraies anecdotes parcourent le récit, ou encore des souvenirs et des ressentiments éprouvés dans son enfance. Son imaginaire très fertile, qui lui a permis de surmonter bon nombre d'épreuves, rejaillit dans le personnage d'Anne Shirley, héroïne de notre histoire. Certes, comme tout roman de fiction, l'imaginaire et l'invention sont également omniprésents, mais en quelque sorte, la forme camoufle un fond très personnel. Par exemple, Lucy a été élevée par ses grands-parents, et les lecteurs passionnés y verront là un rappel de l'arrivée d'Anne Shirley chez les Cuthbert, sa famille d'accueil. Ou encore, tout comme son personnage, l'auteure a perdu sa mère très jeune.

« Ame de feu et de rosée, elle ressentait les plaisirs et les peines de la vie avec une intensité décuplée.  »

Mais parlons d'abord de l'histoire. Marilla et Matthew Cuthbert, un frère et une sœur d'un certain âge et éternels célibataires, décident d'adopter un jeune orphelin pour les aider à travailler sur leur domaine familial, Green Gables, dans le village d'Avonlea. Une de leurs amies devant se rendre dans un orphelinat afin d'y récupérer une petite fille, ils la mandatent pour leur ramener un garçon vigoureux, de douze ans maximum que Matthew Cuthbert viendra récupérer à la gare. Seulement voilà, erreur volontaire ou non, à son arrivée sur les quais, il a la fâcheuse surprise de découvrir, assise calmement, une petite fille toute rousse dans une robe très laide et trop étroite. Le vieux garçon, littéralement tétanisé à l'idée de parler aux femmes et encore plus aux jeunes filles dont il craint les moqueries, se retrouve donc a ramener cette enfant à Green Gables. Il souhaite voir sa sœur Marilla prendre les choses en main et qu'elle informe elle-même la jeune Anne de l'erreur qui a été commise, et qu'ils ne pourront pas la garder.
Sur le chemin du retour, nous découvrons Anne et sa langue extrêmement bien pendue, passant d'une réflexion à l'autre à un rythme effréné qui ne cesse de désarçonner Matthew. L'enfant s'émerveille de tout, de chaque rayon de soleil, de chaque lieu qu'elle renomme des surnoms les plus originaux ("le chemin blanc des délices", "le lac scintillant" …). D'abord complétement pris au dépourvu, Matthew se laisse très vite attendrir, lui qui préfère de loin écouter plutôt que de parler. Germe alors en lui l'envie de garder cette "petite chose si intéressante". Ne reste plus qu'à convaincre la sévère Marilla !

Cette dernière décide de laisser l'enfant passer la nuit au domaine, avant de la ramener le lendemain afin d'avoir une explication. Mais, sensible à la décision de son frère et peut-être aussi aux larmes incessantes de la petite fille et à ses envolées dignes des meilleures tragédies classiques, Marilla finit par accepter. Madame Lynde, voisine et commère invétérée, lui avait déjà donné son avis, bien évidemment non sollicité, sur cette question d'adoption. Elle affirmait que de nombreux orphelins avaient pour habitude de mettre le feu aux maisons des adoptants ! En tout cas, elle pensait qu'adopter une fille serait le pire cas de figure … La rencontre entre Anne et cette femme marquera les esprits.
Commence alors une vie emplie de promenades bucoliques sur l'île du prince Edouard, d'amitiés sincères, et bien évidemment de bêtises mémorables. Anne, qui vit ses passions, ses joies et ses peines avec une intensité décuplée, est un personnage qui prend un certain temps à apprivoiser. Comme Marilla, j'ai souvent eu envie de lui demander de se taire tant ses tirades pouvaient être longues et parfois épuisantes. Cependant, tout comme les Cuthbert et tout le reste de l'île après eux, je me suis laissée attendrir et j'ai aimé suivre ses aventures et son passage vers l'âge adulte.

« - Comment allez-vous ? 
- Je suis bien dans mon corps tout en étant particulièrement chiffonnée dans ma tête, je vous remercie, Madame."

À travers le regard d'Anne qui rêve d'avoir un foyer, une amie, et des robes à manches bouffantes pour être à la mode, Anne de Green Gables présente des thèmes universels. Les passions de l'enfance, l'ardeur des sentiments et des colères,  les chagrins qui donnent l'impression de ne jamais pouvoir s'arrêter, et l'imagination galopante parleront à tous. Tout semble merveilleux, ou au contraire des petits rien signent pour l'enfant une mort sociale et une honte inégalable. Pourtant, il est bon de voir que la plus grande peur d'Anne, à l'époque, est de  passer dans le bois hanté la nuit, ou de ne pas être devant Gilbert Blythe dans le classement des meilleurs élèves de l'école. 
L'éducation et la religion tiennent une part très importante dans l'histoire. Marilla s'efforce de faire d' Anne une bonne chrétienne, et les premières prières maladroites de l'enfant laissaient présager le chemin de croix que son apprentissage allait représenter. Cette femme fait tout son possible pour lui inculquer la politesse et de bonnes valeurs morales. Malgré son apparente froideur, Marilla cache une grande sensibilité, trop longtemps endormie, et aime Anne comme son propre enfant.
Même si elle a du mal à laisser parler ses sentiments, nous avons accès à ses pensées qui sont extrêmement touchantes. Les bêtises d'Anne auront de quoi lui faire dresser les cheveux sur la tête, mais elle chérit de tout son cœur sa nouvelle vie avec la jeune fille et pour rien au monde elle ne voudrait revenir en arrière. Quant à Matthew, même s'il avait promis de ne pas se mêler de son éducation, il ne se prive pas de trouver "formidable" tout ce que dit Anne, de la gâter sans regarder à la dépense, et de prendre sa défense s'il juge que Marilla est un peu trop sévère avec l'enfant lorsque cette dernière se laisse envahir par "les affres du désespoir".

À la fin de ce premier tome, l'impulsivité et l'étourderie d'Anne s'apaisent peu à peu. Elle parvient à aller au bout d'une tache sans être happée par ses pensées. On quitte l'enfant pour laisser place à une femme brillante, dont l'ambition ne s'est jamais éteinte. Cependant, elle garde un petit quelque chose, un éclat particulier qui la distingue des autres. Elle reste fidèle à ce qu'on attend d'une femme accomplie à l'époque, mais elle continue de faire parler Madame Lynde, qui trouve que ce n'est pas convenable qu'une fille fasse autant d'études ! Le personnage d'Anne est complexe, car déjà très moderne.

Je terminerai en parlant de la beauté de l'objet-livre. Le respect pour l'œuvre de Lucy Maud Montgomery ne passe pas seulement par le soin qui a entouré le travail de traduction, mais également dans le choix des matériaux et de la finesse de l'ouvrage. La couverture est rugueuse,  le papier doux et épais. Les couleurs travaillées et irisées apportent un éclat et une douceur à l'illustration. J'ai également eu l'agréable surprise de trouver une gazette intitulée "The Charlottetown Guardian ; Le journal qui couvre l'île-du-Prince-Edouard comme la rosée", avec de nombreux articles faisant vivre Avonlea comme si nous y étions.
Tout ceci représente un travail remarquable d'amoureux des livres et des belles Histoires qu'il est bon de souligner.

« -Elle est morte de la fièvre quand j'avais à peine trois mois. J'aurais aimé qu'elle vive suffisamment longtemps pour que je puisse me souvenir de l'avoir appelée "maman". Ça me paraît si doux de dire "maman", non ?"

ANNE DE GREEN GABLES
Lucy Maud Montgomery
éd. Monsieur Toussaint Louverture, 2020
Illustré par Paul Blow
Traduit de l'anglais (Canada) par Hélène Charrier


Les illustrations présentées dans l'article sont (dans leur ordre d'apparition) :
- Daniel Garber, the Orcharb window, 1918
- Daniel Garber, Buds and Blossoms, 1916
- William Merritt Chase, Paysage ; Shinnecock, Long Island, vers 1896

L'auteure de cet article et désormais cheffe de rubrique Littérature de l'Imaginaire dans le journal bimensuel et sur le site de Kimamori est Amalia Luciani. Découvrez-la par ses propres mots :

Je m'appelle Amalia, j'ai 26 ans. Diplômée d'un master d'histoire, je suis passionnée d'écriture et de livres, tout particulièrement dans le domaine de la fantasy, de l'anticipation et des polars bien noirs et sanglants.
Mes articles sont parus dans divers journaux, dont en 2013 sur le site de l'Express. En 2012, une exposition individuelle à la galerie Collect'Art de Corte a célébré mes photographies, ma seconde passion. Enfin, en 2018, j'ai remporté le prix François-Matenet, à Fontenoy-le-château dans les Vosges avec une de mes nouvelles ayant pour thème l'intelligence artificielle. La même année j'ai co-animé une conférence sur la place des femmes en Corse, du 19ème siècle à nos jours, un des thèmes de mon mémoire de recherche à l'Université.

Leave a Comment