La fille de l’Espagnole, de Karina Sainz Borgo

Qui s'invente un avenir

Attention, il faut avoir le cœur bien accroché pour se lancer dans ce roman haletant qui file un train d'enfer et ne ménage pas un instant ses personnages, aussi déterminés et dotés de force intérieure qu'ils soient. Mais c'est davantage l'Histoire qui l'histoire contée qui s'érige en obstacle pour nos époustouflants Adelaida, Anna ou Santiago. L'Amérique latine nous est contée. Et l'on comprend très vite que les scènes qui se vivent ici au Vénézuela aurait pu se dérouler en Colombie, au Chili ou ailleurs. À quel point les remous politiques peuvent-ils éclabousser une vie humaine ? Il n'y a pas de limite à cela semble répondre l'écrivaine, talentueuse. J'ai été soufflée par ce roman, tout simplement.
Notons qu'avant même sa publication, les droits de traduction du roman avaient été conclus auprès de 18 pays, grande performance éditoriale, s'il en est.

Le roman s'ouvre sur le décès et les funérailles de la mère de la narratrice. Sa situation financière et matérielle laisse à désirer. Elle a peu de proches. Ses tantes sont en province. Sa meilleure amie est elle-même ans dune situation difficile. Page après page ces difficultés se révèlent à nous. Tout est difficile voire impossible. Parce que les forces de l'ordre, ou gardiens de la révolution, sont les pires brigands et pilleurs qui soient. Personne n'est en sécurité à aucun moment. Les magasins alimentaires disposent de bien peu de denrées, qui sont distribuées sans justice ni bon sens. Mais Adelaida a un chez elle. Et des mois de vivres stockés dans les placards. En tant que journaliste, éditrice, correctrice, elle travaille à distance. Or très vite elle va être inquiétée par les conflits armés qui se déroulent dans sa rue. Les gaz lacrymogènes sont monnaie courante dès qu'elle ouvre une fenêtre. Et un après-midi elle ne pourra plus rentrer chez elle. Les femmes aux tee-shirt rouge se sont installées dans son appartement, ont changé la serrure, et lui font comprendre que la voix de la justice, c'est elles. Auprès de qui se plaindrait-elle ? Que va-t-elle faire ? Des solutions extra-ordinaires vont se présenter à elle, et bien entendu il lui faudra faire preuve de ressources morales et physiques dantesques pour s'en sortir.

Je vous avouerais qu'au départ je n'étais pas spécialement attirée par la trame de l'histoire, et ne me trouvais pas dans un moment particulièrement propice ou en harmonie avec une telle lecture. Mais j'ai été happée. Un bon livre ne peut me laisser indifférente, et ici nous sommes face à quelque chose de profond, travaillé avec justesse et abordé selon un angle inattendu. La finesse du propos m'interdit de faire la liste des thèmes traités. C'est une part d'humanité qui est la trame du récit. Des espagnols et plus largement des européens sont venus s'installer dans les pays d'Amérique Latine, en quête d'une nouvelle vie, d'un nouveau départ. Des mariages mixtes, des descendants de plusieurs générations issues de ces rapprochements en ont découlé. Et une identité sud-américaine s'est formée, en lien avec un certain cadre politique, des régimes totalitaires ; des révolutions à débordement ; une corruption généralisée ; une insécurité innommable... Et des départs, devront se produire en sens inverse : des exilés qui vont d'un pays d'Amérique Latine à un autre, des hommes et des femmes qui fuient leur pays avant d'être sauvagement mis à mort, torturés, ou portés disparus à jamais. Et des départs plus extrêmes, verront parfois leur retour en Europe, en quête d'un nouvelle vie, un nouveau départ... Une drôle de boucle semble se boucler ainsi.

La complexité des situations abordées est inversement proportionnelle à la simplicité de l'histoire narrée. Les mouvements, les images, les angoisses et peur qui s'y rattachent sont transmises au lecteur avec une limpidité étonnante. La voix de la narratrice elle-même est si claire, si directe, si affreusement franche que sa sincérité glace le sang. Ni elle, ni personne ne reculera devant rien, pour se nourrir, pour assurer son quotidien, et pour rester en vie. Mais pour avoir lu son histoire, pour avoir découvert progressivement les exactions du système, son manque de morale relèvera à nos yeux encore d'une morale vénérable. Si tant est que l'on ait le temps de réfléchir, car tout va vite. Bien trop vite pour les personnages, et pour nous, lecteurs, qui devenons spectateurs de ces drames qui se déploient à la minute sous nos yeux.

Arrivés à la fin du livre nous sommes vaincus. Par l'écrivaine. Elle nous a offert une autre compréhension de l'identité et de l'exil. Fuir, quitter sa maison, son pays ce n'est plus partir pour une vie meilleure, ni s'exiler. Ce sera dorénavant dans nos esprits, si nous choisissons de lire ce roman, se réinventer, devenir quelqu'un d'autre. Vivre en étant soi-même, c'est-à-dire en acceptant de devenir quelqu'un d'autre. Et une longue période de confinement, de subsistance cachée, aura précédé cette réinvention de soi.

Et vous en conviendrez, pour gagner son lecteur, le désarmer absolument, il faut savoir écrire ! L'écriture de Karina Sainz Borgo est poétique, rythmée comme une comète, revêtue des couleurs de volutes de fumée invisibles, et emprunte de la force d'un coup de poing indicible ! Il est un chapitre au cœur du livre où la narratrice reste interdite devant un tableau au musée. Rien n'est dit mais tout y est raconté. Et l'on pourrait dire cela de l'ensemble du texte...

LA FILLE DE L'ESPAGNOLE
(La hija de la Española)
Karina Sainz Borgo

Traduit de l'espagnol (Vénézuela) par Stéphanie Décante
éd. Gallimard 2020 (v.o. 2019)

Les illustrations présentées sont :
- Street Art Vénézuela,
- Photographie de Fabio Ferrero (Caracas).

Cet article a été conçu et rédigé par Yassi Nasseri, fondatrice de Kimamori.

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