La Mémoire de l’eau, de Miranda Cowley Heller

« Je m'appuie sur mes coudes, face à la mer : les flaques de soleil cuivré, les crêtes mouchetées de blanc, la boule. Chaque fois que je contemple l'océan, même si j'y étais encore le matin, c'est un nouveau miracle : une puissance, un bleu qui emportent tout. Comme de tomber amoureux. »

Ce roman m'a cueillie par surprise pour très vite me happer puis m'enchanter. Miranda Cowley Heller nous livre son premier roman. Diplômée de Harvard, éditrice un temps, elle a été ensuite vice-présidente de HBO. Elle est à l'origine de ces séries que vous connaissez  bien, telles Les Soprano, ou The Wire.

On reconnaît un excellent livre à son talent pour nous transporter dans une histoire mille fois lue .. que l'on aura le sentiment de lire pour la toute première fois. Intrigue amoureuse, dilemme de femme mariée, avec comme décor la maison de vacances où l'on va depuis toujours. La Mémoire de l'eau est tout cela, mais c'est aussi l'histoire d'une vie, d'un drame, d'un grand amour et d'une famille. La finesse du récit rend l'ensemble très proche de nous : d'une manière ou d'une autre on s'y trouve.

Le roman s'ouvre sur le réveil de la narratrice : « Aujourd'hui, le 1er août, le Bois Sauvage, à 6h30 ». Elle se rappelle la soirée de la veille, le dîner de famille chez eux avec leurs amis proches. Pour la première fois elle a fait l'amour avec l'homme qu'elle connaît, et aime, depuis qu'elle a dix ans. Aujourd'hui elle a cinquante ans, elle est mariée à un homme merveilleux qu'elle aime profondément et elle est mère de trois enfants. Et c'est aujourd'hui qu'elle se trouve face au dilemme d'une vie. Pour parvenir à faire un choix, à trancher sans retour possible, elle va devoir revisiter sa vie, faire défiler sous ses yeux lucides tous les événements des cinq décennies écoulées, et remonter dans les générations de femmes qui l'ont précédée : sa mère, sa grand-mère. Le lecteur très vite révère ces femmes de grande force qui réunissent tous les défauts du monde. Pas à pas on s'accroche pour découvrir les cadavres dans les placards, les non-dits, le poids des secrets vaillamment endossés. Tout ce temps les dialogues relevés et les personnages haut en couleur nous feront rire et nous donneront envie de continuer de cheminer à leur côté. À la toute fin du roman on comprendra enfin le dilemme de la narratrice, et l'importance d'une révélation qui pourra dénouer l'affaire.

Le travail de romancier est ici parfaitement maîtrisé. Tant le dispositif littéraire que la structure tiennent la route et permettent au récit de couler en un flot fluide, mais en deux temps. La moitié des chapitres nous raconte les vingt-quatre heures de la vie d'Ellie se débattant avec son dilemme, le 1er août. Les autres chapitres retracent son histoire depuis un mois de décembre 1966 à New York. Sont insérées par-ci par-là toutes les étapes de la vie des précédentes générations de femmes, leurs choix, et leurs maris successifs. Le fil de la narration est savamment cousu ; les couleurs et les temps parfaitement entrelacés et intelligemment tissés ensemble.
Les décors du livre, quant à eux, sont essentiels. Ellie et sa sœur Anna ont essentiellement vécu à New York. Depuis toujours elles ont vécu leurs vacances dans cette maison toute simple, le palais de papier, à Cap Cod. Tout cela est très ordinaire. Les familles new-yorkaises qui passent leur été à Cap Cod correspondent bien à ce que nous connaissons de la côte est des États-Unis. Certains épisodes nous emmènent dans d'autres régions, dont le Guatemala ou Londres. Mais c'est au travers de la nature, des dunes, lacs et plages de Cap Cod que le souffle de l'histoire prend corps, que les brises et les flocons de neige nous susurrent leur lot de surprises, frayeurs, angoisses, joies et jeux exquis qui font la mélodie de ces vies, de ces familles, de chaque membre de chacune des familles. Le soir au coin du feu, lors d'un bain matinal, c'est là que tout se joue ; c'est là aussi qu'une libération peut se faire promesse de doux lendemains. L'écriture se nourrit d'une grande douceur, avec précision, et en faisant appel à la beauté, même dans la douleur. Car bien-sûr les phénomènes sociaux, la perversion et la violence existante dans le pays sont là, dans ce roman tendre néanmoins lucide.

Un très beau roman qui dit tout, ne cache rien des malaises de la société américaine, ni de ses vaillantes tendances pour transformer quelque chose, La Mémoire de l'eau nous offre le plaisir de lecture secrètement attendu par toute lectrice, tout lecteur. Aussi, je peux vous le recommander sans hésitation, la traduction française étant d'ailleurs merveilleuse. Et moi qui ne suis pas très série je suis presque tentée maintenant de m'intéresser au legs de Miranda Cowley Heller dans cet autre domaine.

La Mémoire de l'eau
Miranda Cowley Heller
Traduit de l'anglais (américain) par Karine Lalechère

éd. Presses de la Cité 2022
Sélection Women's Prize 2022

Les illustrations présentées dans l'article sont :
- Cap Cod,
- La plage, photographie par Miranda Cowler Heller.

Cet article a été conçu et rédigé par Yassi Nasseri, fondatrice de Kimamori.

Leave a Comment