La Saison des cerfs-volants, d’Elizabeth Walcott-Hackshaw

Maintenir le cap

La Saison des cerfs-volants est le premier livre traduit en français d'Elizabeth Walcott-Hackshaw, professeure d'université, et qui n'est autre que la fille du Prix Nobel de littérature Derek Walcott. Ce recueil de nouvelles vient de paraître chez la maison d'édition suisse Zoé que j'aime tant. Puisque toutes les nouvelles de ce recueil prennent pour décor Trinidad, d'où est originaire l'écrivaine, j'ai souhaité le lire et le recommander à l'occasion de notre Book Club thématique Les Îles. Mais la portée des récits est bien plus vaste et l'atmosphère qui y règne digne de la grande appellation Littérature.

Onze nouvelles constituent ce recueil qui porte en français le nom de la toute dernière. Notons qu'en anglais le titre d'une autre nouvelle avait été retenue pour le recueil : Four Taxis Facing North (Quatre Taxis Direction Nord). Ce sont des histoires a priori anodines, d'hommes, de femmes, d'enfants, de couples. Davantage que des histoires, ce sont des images, un instantané, tout comme une photographie qui capturerait un moment de vie, passager, bref, éphémère. Et dans cet éphémère c'est une réalité tenace qui hurle au vent. Le souffle d'un peuple est narré. L'âme d'un pays, son histoire et son malheur sont retransmis au lecteur. Avec douceur, sans prétention, l'auteure s'approche d'un être humain, du lieu où il vit, et fait éclater La Chose qui ne va pas. Puis le voile, qui un bref instant a été levé, retombe et le personnage mis en lumière poursuit ses pas, continue de mener cette vie qu'est la sienne. D'une simplicité poignante, ces récits, les uns après les autres, nous bouleversent, en douceur.

Si l'on parle de l'âme d'un peuple, naturellement, on ne peut omettre son Histoire. Fracture entre les classes sociales, conflits qui s'en sont nourris, l'omniprésence de l'industrie invasive américaine, ont changé la face d'un pays et non pas uniquement dans une perspective métaphorique. Fruit étrange, nom de l'une des nouvelles, qualifiera les Trinidadiens : ce fruit importé et en quête de départ. Mais regardez la poésie de sa description :

« Derrière la maison de mon père, il y a un fruit qu'on appelle ramboutan ; il est étrange, d'une belle façon : petit, pas tout à fait rond, pas vraiment ovale, couvert de petits piquants verts qui bouclent en sortant d'une peau soleil couchant - orange, rouge et jaune. Un ramboutan ressemble à l'enfant chabin d'un oursin noir et d'un morceau de corail rouge ; on dirait qu'il vient de l'eau, pas de la terre - un fruit de la mer, ou d'une barrière corallienne. L'intérieur est moins spectaculaire : la pulpe ronde est épaisse, caoutchouteuse, de la couleur de la crème des cocos, autour d'un petit noyau. Le goût n'égale pas la promesse d'un extérieur alléchant ; il est suave, mais pas autant que la crème des cocos et certaines personnes pourraient même aller jusqu'à en qualifier la suavité d'insipide, ce qui ne serait pas loin de la vérité. »
(...)
Ce fruit ridicule et étrange me revient à l'esprit ; ce fruit qui n'est même pas originaire de la Caraïbe, même pas né ici. C'est pourquoi, j'ai inventé l'expression " un ramboutan " pour l'appliquer à quiconque abandonne son foyer pour toujours : quand on part de chez soi, on devient un " ramboutan ", donc ma mère qui nous a abandonnés il y a longtemps est un " ramboutan ". Et peut-être qu'un jour prochain moi aussi, j'en deviendrai un. »

Une pointe de mélancolie court dans le phrasé d'Elizabeth Walcott-Hackshaw. Sa plume est savoureuse, elle est patiente et sincère. Surtout, elle est emplie d'amour. Car en lisant Madame Walcott-Hackshaw, nous aimons tendrement les hommes et femmes de son univers. Nous sommes profondément émus par leur parcours, pourtant sans surprise. Arrivé à la fin de chacune des nouvelles nous réalisons que les rebondissements n'ont rien fait d'autre que de porter un destin dans le cours de l'Histoire. L'éclair de lucidité ou de révélation passé, le personnage central ne s'offusquera pas, ne se plaindra pas, pour simplement tenter de maintenir le cap.
La nouvelle qui m'a le plus hantée donne la parole à une ombre. Cette étrange narratrice nous surprend par ses propos un temps, mais lorsqu'elle nous éclaire sur son histoire, on se trouve dans la réalité la plus basique. Elle nous parle de sa Savane, une sorte de Central Park au cœur de la ville qui reliait autrefois les quartiers riches et pauvres. Elle a été rasée. Tous les arbres anéantis. Parce que le terrain avait été vendue pour une bouchée de pain à une entreprise américaine. Un vilain immeuble a été construit à la place de la Savane, avec des étages de parking ..

La femme est souvent mise en scène aussi. Et les abus. Dont elle pâtit. Sans cynisme aucun, sans aucune brutalité, dans Le Sourire du dauphin, l'autrice nous laissera retournés. Une moue dégoûtée s'est emparée de moi, et un haut le cœur. Et pourtant aucun drame n'était réellement raconté. Le vrai drame étant précisément là. Dans la chose coutumière. C'est ainsi, on le sait. Et l'on vit avec. Ne serait-ce après tout une réalité de notre monde et de notre époque .. ou de tout temps, et en tous lieux.
J'ai beaucoup aimé lire ces nouvelles. L'art de la nouvelle ici a sa propre recette, excellemment maîtrisée. Et je ne résiste pas à mon envie de vous dire un mot sur la couverture du livre. Ce n'est pas tant pour attirer votre attention sur cet oiseau que j'aime tant, mais surtout pour vous signaler qu'il s'agit du timbre de 25 cents de Trinidad & Tobago, revêtu de l'emblématique Ibis rouge !

LA SAISON DES CERFS-VOLANTS
Elizabeth Walcott-Hackshaw
Traduit de l'anglais (Caraïbes) par Christine Raguet

éd. ZOE 2021

Les illustrations présentées dans l'article sont :
- Peinture de Asher,
- Photographie de Samuel Blanc (prise dans le marais de Caroni, au sud de Port of Spain).
La photographie mettant en scène la couverture du livre en tête de l'article est de ©murielarie pour Kimamori.

Cet article a été conçu et rédigé par Yassi Nasseri, fondatrice de Kimamori.

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