Le bal des ombres, de Joseph O’Connor

« Je ne fais pas confiance aux penseurs : ressentir, c'est la seule façon de savoir »

Le bal des ombres de Joseph O'Connor a remporté dès sa sortie le prestigieux prix littéraire Irish Book Award. Il nous est parvenu dans sa traduction française l'année suivante en 2020, et le voilà qui nous est offert dans sa version poche, pour notre plus grand bonheur. Posé dans le Londres de 1878, il nous porte au plus près d'un lieu mythique : le théâtre Lyceum. Dialogues fabuleux, personnages hauts en couleur, destins hors du commun nous invitent dans un monde mystérieux qui a peut-être été à l'origine de la naissance de Dracula ! Œuvre littéraire tout en finesse, le roman est délectable et touchant tout en étant manifestement documenté.

Le roman s'ouvre sur une lettre, qu'un certain Bram adresse à Ellen, amie qu'il semble respecter et chérir. S'ensuit un voyage en train, où deux hommes s'acheminent vers Bradford, en octobre 1905. Le lecteur est d'emblée éberlué par leur amitié fantasque, leurs mots d'esprit, avant de saisir la relation qui les lie : ils sont attendus pour une représentation théâtrale. L'un est le grand comédien Henry Irving, l'autre est Bram Stoker. C'est seulement après ces intermèdes introductives que le récit peut s'engager, en partant cette fois du début. Le jeune Bram Stoker est engagé par le comédien qui reprend la direction du théâtre Lyceum, et lui offre la fonction d'administrateur de son théâtre. Nous les suivrons alors plusieurs décennies durant, accueillerons à leur côté la grande comédienne Ellen Terry (la Sarah Bernhardt anglaise), et vibrerons au diapason des aventures du trio et de la vie de ce lieu. Notre Bram, tout ce temps, écrit, des nouvelles, puis le fameux Dracula, sans jamais être reconnu pour son talent d'écrivain. Mais ciel! que ces personnages auront vécu, ressenti, transmis la beauté et la grandeur par leur art..

Porté par des chapitres aux longs titres délicieux à l'ancienne, le roman vogue à un rythme hors du temps et traverse tant d'années, donne de l'épaisseur à ces vies que l'on ne pourrait saisir autrement. Une époque jaillit progressivement sous nos yeux de lecteurs, le Londres de Jack l'éventreur prend vie. Illusions et rêves, ombres et brumes gagnent notre esprit. Et pourtant tant de scènes sont drôles, découpées par des dialogues mémorables, et des voyages qui auront porté nos protagonistes en Amérique et ailleurs. Oui, ce livre a le don d'étirer le temps tout en y apposant une intensité à la hauteur de l'étoffe de ces hommes que rien n'arrête dans leur détermination artistique. L'art, comme je vous le disais n'étant ici qu'un autre mot pour dire l'instant vécu, pleinement.

N'oublions pas que nous séjournons dans ce livre à une époque où l'occulte et le mystère avaient leur mot à dire. La ville même était enrobée de cette atmosphère indéfinissable. Les hommes de lettre s'engouffraient volontiers dans l'énigme des superstitions pour insérer un quelque chose de transcendant dans leurs oeuvres. Et Bram Stoker est irlandais. Et Oscar Wilde n'est jamais bien loin - d'ailleurs on le rencontre dans le livre. Mais la force de ce roman est encore ailleurs, peut-être. Il nous pose au cœur d'une amitié effarante. Il nous permet de ressentir à quel point la grande victoire d'une vie n'est pas dans la gloire ou la reconnaissance qui brille de ses étincelles. Ces hommes et ces femmes que nous côtoyons sont victorieux à chaque pas. Lorsque Bram Stoker s'isole dans les parties sous-jacentes du Lyceum où personne ne veut s'aventurer car aux dires de tous elles sont hantées ; lorsqu'il installe sa petite table d'écriture, et sa machine à écrire, précisément dans cet esprit interdit ; lorsqu'il rédige ce texte qui déborde de son être .. il est victorieux. Ce sont ces mille moments, tant sombres que lumineux, que le lecteur adorera partager avec les personnages auxquels il s'est déjà attaché.

La plus grande magie de toutes vient d'une écriture, d'un style.. Joseph O'Connor donne vie à tout un monde théâtral dans lequel nous nous laissons absorber sans y réfléchir à deux fois. Il redonne vie à une certaine conception de l'art qu'Oscar Wilde, précisément, réclamait : celle qui s'empare de l'homme et non pas celle que l'homme pense créer. Ressentir, c'est la seule façon de savoir.. Et l'excellente traduction française nous permet de ressentir le souffle de l'auteur irlandais.

LE BAL DES OMBRES
(Shadowplay)
Joseph O'Connor
Traduit de l'anglais (Irlande) par Carine Chichereau

éd. Rivages, 2020 (v.o.) 2019 - sortie poche 2022
Irish Book Award 2020

Cet article a été conçu et rédigé par Yassi Nasseri, fondatrice de Kimamori.

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