L’Origine du Mal, de José Carlos Somoza

« Et l'obscurité est faible en comparaison de la lumière des paroles. »

Je suis une lectrice invétérée de l'écrivain espagnol José Carlos Somoza, depuis une quinzaine d'années maintenant. Psychiatre de formation et de métier l'auteur se consacre désormais intégralement à son écriture .. et tant mieux pour nous car ses livres sont sublimes, et éclairants. Or j'avoue que dans ce tout dernier roman je ne le retrouvais pas tel que je l'avais toujours lu. En général une part d'imaginaire s'empare de l'histoire, une part de théorie scientifique s'y insère. Non. Cette fois nous sommes dans l'Histoire et la politique internationale. Ce pourrait être un roman d'espionnage, mais bien entendu c'est un peu plus. Le roman est excellent, comme toujours avec José Carlos Somoza, et je vous préviens, il est glaçant en tant que récit d'amitiés et de trahisons..

Dès la première page, dès les premiers mots, le lecteur sait qu'il va lire un roman dans un roman. Quelqu'un a remis un manuscrit à un libraire, et de l'argent pour qu'il le lise très vite. Le libraire va inviter un ami écrivain à le lire aussi. Nous, lecteurs, au côté de l'ami écrivain, serons dès lors plongé dans le roman en question qui porte le titre L'Origine du Mal.
On y lit la vie de deux hommes, des amis du temps de leurs études universitaires. Il sont devenus tous deux militants phalangistes, puis agents de renseignements généraux du franquisme en Afrique du nord. Pendant ce temps une actualité forte se déroule en Espagne, et l'écrivain lecteur du manuscrit en viendra à faire un lien entre la réalité et la fiction. Le lecteur que nous sommes sera tant et si bien plongé dans l'histoire poignante du manuscrit qu'il sera surpris d'en sortir et de découvrir la suite, une vérité dans la réalité .. du roman.
Chacune des dimensions du livre est limpide. Le dispositif littéraire ainsi déployé trouvera sa justification en fin de récit, bien entendu !

Eh oui, quelles machinations successives se révèlent à nous, les unes après les autres. Toutes sont aussi inattendues. Mais sont-elles si surprenantes que cela ? Dans ce roman de romans gigognes nous ne lisons que la réalité. La plus hallucinante des fictions s'empare du temps, se reproduit, se répercute sur des générations successives et des pays, des régions, des continents, des mondes qui se nomment l'humanité. En cela José Carlos Somoza est parfaitement fidèle à lui-même : en ne posant aucun aspect relevant de littérature de l'Imaginaire dans ce livre, il laisse place à tout ce qui est inconcevable, c'est-à-dire l'action humaine issue de son imagination effrayante.

Les écrivains espagnols se nourrissent souvent de leur histoire du vingtième siècle pour mettre en scène des trahisons et revers de fortune. Ce roman m'a fait penser au départ à un des livres de Javier Marias où trois volumes durant nous sommes au côté d'un narrateur qui se transforme, qui perd son intégrité sans que cela soit manifeste, ni pour lui ni pour nous lecteurs, jusqu'au moment fatidique où l'on ne pourra plus se voiler la face. Les surprises sont identiques dans ce roman, plus haletant, plus dense, mais contenant autant de couches que l'oignon par nature ! Et si à un moment ou un autre on devine ce qui se trame, il ne s'agira que d'une des multiples couches qui s'épluche.

Le propos du livre est intransigeant et sans concession. Mais nous connaissons bien notre monde et les exigences de la politique internationale, dès lors tout cela est plausible. Et parce que l'on se sera attaché aux personnages, à leur entourage, à leurs collègues et assistants, à leurs indics et leurs gardes rapprochés, on sera triste malheureux offusqué rassuré étonné au fil de notre lecture. Seul compte alors l'art de l'écrivain, la grâce des mots et de leur agencement pour créer ce monde que nous aimons, celui de la littérature.

L'écriture de Jose Carlos Somoza est d'une patience et d'une tranquillité hors normes dans ce livre - que je n'ai pu lire que lentement. Il compte trois cent petites pages, mais il m'a gardé avec lui, sereinement, comme si je traversais le double de pages et que je n'avais nulle envie ni possibilité de me hâter. Je suis toujours reconnaissante envers les auteurs qui savent m'offrir ce rythme apaisé de lecture. Je ressors de L'Origine du Mal, encore un peu plus convaincue - si cela pouvait se faire - de mon admiration pour le travail de cet écrivain qui ne cesse de surprendre son lecteur, toujours et encore.

L'ORIGINE DU MAL
José Carlos Somoza
Traduit de l'espagnol par Marianne Millon

éd. Actes Sud 2021

Les illustrations présentées dans l'article sont :
- peinture de Miró,
- photographie de Miró en train de peindre.

Cet article a été conçu et rédigé par Yassi Nasseri, fondatrice de Kimamori.

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