Le musée des contradictions, d’Antoine Wauters

« Voilà ce qui nous trottait dans le crâne.
Notre démembrement. »

Certains livres sont difficiles à présenter. Ils se refusent à l'exercice de la chronique. Il faudrait simplement dire, ou écrire : lisez-le et retrouvons-nous ensuite pour en parler, pour élucider notre fascination, notre difficulté à refaire surface en sortant de ses mots qui résonnent, et peut-être hantent - non pas le lecteur mais l'humanité. Le recueil de nouvelles d'Antoine Wauters, lauréat du Prix Goncourt de la nouvelle 2022, en est un bon exemple. Le titre même du recueil, Le musée des contradictions, m'a longuement occupé l'esprit.
Ne serait-ce une tragédie humaine, chorale et silencieuse qui se joue là ? Toutes les voix, si présentes et toujours tues, sont passées par la plume de l'auteur, filtrées par un silence limpide, et sont parvenues jusque nous, lecteurs qui aimons  la parole insonore.

Douze textes brefs se succèdent dans le livre. Chacun porte un titre mystérieux, dont les premiers mots sont Discours de. Nous passons du Discours de la mer interdite à celui d'une troupe en pyjama, mais nous avons droit aussi à celui du paradis, des bétonnières ou du haut séquoia...
Chacun nous raconte une histoire, portée par la voix de ceux qui l'ont vécue. Ces voix s'adressent toujours à quelqu'un de précis, par exemple la voisine, ou Mamy, dont on connaîtra l'importance ou le rôle à la fin de la nouvelle. Car oui, ce sont des nouvelles, et leur chute est systématiquement remarquable, c'est-à-dire quelque peu glaçante.
Le lecteur, curieux et déterminé, poursuit sa lecture page après page et tente de saisir ce qui relie toutes ces histoires. Pour s'apercevoir très vite que dès les premiers mots il savait. Toutes ces voix nous les connaissons, les côtoyons peut-être chaque jour, quel que soit notre lieu de résidence, le pays, la région, le continent où nous vivons. Elles sont belles. Elles sont tristes. Elles sont humanité, fictives et par là-même affreusement éternelles en leur réalité.

Le livre compte bien peu de pages : cent huit, pour être précis. Chaque récit se déplie sur une dizaine de pages. J'avoue m'être imaginé que j'allais avaler ce livre en un rien de temps. Eh bien non. J'ai mis des semaines à lire ce recueil. Il m'a fallu des jours pour faire mienne chacune des histoires, pour parvenir à digérer les mets savamment concoctés. Parce que leur portée est grande. Elles hurlent comme le loup dans l'immense vastitude d'un désert, ou se font assourdissantes tel le coassement de mille grenouilles dans une mare ancestrale.
L'écrivain et poète Antoine Wauters que nous connaissons pour savoir remonter à la surface tant de non dits indicibles parvient à renouveler cet exploit dans Le musée des contradictions.

« On n'a jamais écrit pour être aimées. Tout ce qu'on voulait c'était offrir à notre corps un espace de sincérité où il pourrait se libérer à la fois de son sexe, de sa taille, de son poids, de sa voix, de sa couleur de peau, de son nom et de l'ensemble de ses fardeaux communément appelés "attributs". Et non seulement notre langue fut ce lieu, mais elle remplaça notre corps et prit tout la place. De sorte que nous n'existions plus qu'en chantant. Comme ils sifflaient, nos mots ! »

Revenons un instant au titre. Où sont les contradictions ? Quelle est la chose exposée dans ce musée ? J'ai dû retourner à la définition du mot, et à son étymologie.
Incompatibilité, opposition, nous dit le Littré.
Action de s'opposer à une affirmation lit-on dans le Cnrtl.
Emprunt au lat. impérial contradictio « action de contredire (à l'école, au tribunal) » et « incompatibilité (en logique) » (...) voit-on dans l'étymologie.
Toutes ces voix disent peut-être : mais enfin quand allez-vous nous écouter ?!
Entendons-nous avant qu'il ne soit trop tard .. bien qu'il soit déjà trop tard, nous prient-elles.
Alors cette galerie de portraits et d'anecdotes de vie nous emporte toujours plus avant dans un labyrinthe dont on ne sait comment sortir. C'est l'histoire de la vie, l'histoire du monde actuel, et depuis la nuit des temps. Si ce n'est que par moments cette histoire clignote fort de ses feux de détresse, et nous demande où nous allons.
« Dites-nous pourquoi nos voix sont pour vous si lointaines, et ce que vous comptez faire pour contrer ce désert qui enfle entre nos mondes. Dites-nous à quoi nous tenir et d'où vient la stupeur. Avec amour. Faites-le. Comme à des frères. Expliquez-nous la suite. Ce qui se produirait par exemple si un jour nous nous endormions tous à la fois, les hommes et les choses (...) » sont quelques mots extraits du Discours des questions, qui vient clore le recueil.

J'admire le travail d'Antoine Wauters. Il parvient à s'emparer de l'actualité politique, économique ou sociale et la dire en poésie. Il semble se laisser traverser par l'horreur et l'inacceptable pour y poser de la douceur - c'est-à-dire l'amour de l'humanité - qui seule peut les transformer. C'était déjà le cas dans son précédent livre, roman qui fut le lauréat du Prix Marguerite Duras et du Prix Wepler-fondation La Poste de la rentrée littéraire 2021. Il se réinvente à chaque pas, se transpose dans des univers et formats littéraires différents, mais insuffle la même intelligence intuitive qu'exige le monde et que recherchent les lecteurs.

LE MUSÉE DES CONTRADICTIONS
Antoine Wauters
éd. du sous-sol, 2022
Prix Goncourt de la nouvelle 2022

Les illustrations présentées dans l'article sont les œuvres de :
- Marc Chagall (Femmes bleues),
- Andrea Gavan (photographie conceptuelle).

Cet article a été conçu et rédigé par Yassi Nasseri, fondatrice de Kimamori.

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