Le Principe de réalité ouzbek, de Tiphaine Le Gall

« Nous nourrissions des desseins plus grands, il nous fallait des projets à la démesure de nos vies. »

En cette rentrée littéraire 2022, voici un texte époustouflant et une écriture remarquable à découvrir absolument. Sous forme épistolaire et porté par un dispositif littéraire drôle, une vie se raconte, avec grâce et puissance, pudeur et transparence. Tant la construction que la richesse de la langue sont tenues, de la première à la dernière phrase dans Le Principe de réalité ouzbek. Et c'est ainsi que Tiphaine Le Gall nous offre une histoire que nous avions peut-être mille fois lue, mais jamais pu déguster de cette manière-là.

J'attire également votre attention sur le fait que le livre est paru en version papier et en audio-livre. C'est exquis à écouter et ensuite de revisiter le texte en format papier. Eh oui, faites comme moi, munissez-vous des deux versions, vous ne le regretterez pas !

« Madame,
J'ai bien reçu votre lettre datée du 5 avril m'informant que ma candidature au poste de professeur de français et de philosophie au lycée de Tachkent (Ouzbékistan), en dépit de ses nombreuses qualités, n'avait pas été retenue. J'ai pris acte de vos regrets et de votre respect profond.
Je suis cependant moi-même au regret le plus sincère de vous informer que je ne peux accepter votre décision que je me vois, par conséquent, contrainte de refuser. »
Le roman commence par ces mots. Le lecteur est instantanément happé, un sourire amusé aux lèvres. Et cette lettre ne se terminera qu'à la dernière page du livre. Deux cent pages durant l'émetteur de la lettre, une jeune femme, dans sa trentaine entamée, mariée et mère de deux enfants argumentera. Son exposé n'est autre que le récit de sa vie, constellé de détours et détails, rendu avec poésie. Un dire qui tranche, qui résiste, et jamais n'oublie de porter en son sein subtilité et humour. Progressivement nous comprendrons où se trouve le nœud gordien, et finirons par deviner où le bas a blessé. Cette vie qui se trouve dans une impasse, choisit de rebondir, avec lucidité sur ses erreurs de parcours, le regard cousu vers l'avenir.

Eh oui, c'est une histoire simple qui se raconte, d'une existence que l'on aurait pu, autrement, répertorier dans un ordinaire commun. Mais aucun chemin n'est dénué d'intérêt, voire d'excellence .. tout dépend du regard que l'on y porte, de l'interprétation qu'on s'en livre. Là réside le secret du monde. Et Le Principe de réalité ouzbek, au-delà d'une histoire intime, d'un désir de changement, pose sous nos yeux une ère, celle dans laquelle nous somme plongés, jusqu'au cou ! Mais là encore, c'est chemin faisant que l'écrivaine distille ses photographies réalistes.

C'est une femme qui parle. Elle s'adresse à une autre femme. Et sans ambages elle se démasque, se défait de ses oripeaux, en évitant de laisser tout échappatoire à son vis-à-vis, à elle-même. Cette femme écrit, depuis toujours, dans ses carnets. Le drame se produit lorsqu'un jour son mari prend l'un de ses carnets, et lit. Chose que, jusqu'alors, par respect, il n'avait jamais faite. Un malin soupçon l'aura poussé à briser cet accord tacite de confiance mutuelle. La narratrice se soumet. La narratrice, intérieurement, s'offusque et épingle l'offense.
Tout le sel du roman vient de ce phénomène : ce n'est pas un long monologue qui nous est imposé. Mille voix et points de vues sont présents à chaque instant, sans cacophonie, avec intelligence et justesse. C'est un procès vaillamment mené, de soi envers soi, du destin tout contre le désir d'un autre destin. Mais nous sommes bien dans un roman où jusque la fin on voudra savoir, comprendre ce qui s'est réellement passé. La révélation sera sans grandiloquence et laissera brièvement une brume sur notre cœur. Cette bataille menée, cette lettre, pour obtenir le poste à Tachkent prend alors tout son sens. Et je me suis même demandé, vers la fin du livre, qui était en réalité la destinataire du courrier émis.

Comme je vous le disais dans les premiers mots de cet article, j'ai été en arrêt devant l'écriture, les mots et leur tournure. Constamment je mettais en pause ma lecture pour m'interroger sur la supercherie cachée. Car n'était-ce pas un peu trop beau pour s'y fier, et n'est-ce pas trop poussé, cette excellence dans le maniement de la langue, me sifflait une affreuse voix à l'oreille intérieure. Plus j'avançais dans ma lecture, et plus j'étais gagnée par la conviction que l'écrivaine Tiphaine Le Gall a non seulement du talent, doublé d'un univers étincelant des Lettres, mais surtout, qu'elle s'était attelée patiemment, paisiblement et avec détermination à un travail remarquable.

LE PRINCIPE DE RÉALITÉ OUZBEK
Tiphaine Le Gall
éd. La manufacture de livres, 2022
Invitée de notre festival Littérature et Oralité, Mille Voci è Mille Scritti 2022

LE PRINCIPE DE RÉALITÉ OUZBEK
Tiphaine Le Gall
Lu par Rachel Arditi
éd. La manufacture de livres, audiolivre 2022
Vous pourrez le commander / télécharger sur ce site et également sur celui-ci

Les illustrations présentées dans l'article sont les œuvres de artistes ouzbeks :
- Zhamshid Chorshanbiev,
- Borodina Marina.

Cet article a été conçu et rédigé par Yassi Nasseri, fondatrice de Kimamori.

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