Mãn, de Kim Thuy

L'amour passe par la cuisine

Nous avons tous lu Kim Thuy. Écrivaine canadienne francophone, d'origine vietnamienne, son roman Ru a commencé par nous conquérir en 2010. Depuis nous avons accueilli d'autres romans de l'autrice, dont un tout dernier qui vient de paraître en France, Em. Mais aujourd'hui, à l'occasion de notre Book Club thématique consacré à La Cuisine, je vais vous parler de Mãn, paru en 2013 et réédité en 2020 dans la collection piccolo de Liana Levi (éditeur de tous les livres de Kim Thuy). J'ai retrouvé dans ce roman la douceur et la finesse avec laquelle l'écrivaine parvient à dire la violence, l'exil, l'amour ou l'amitié. À son côté on parvient à regarder en face toutes choses de la vie, tout en gardant sourire et légèreté. L'œuvre de Kim Thuy se compare à un mets fin et réjouissant, d'où cette parfaite adéquation avec la littérature culinaire !

Le livre s'ouvre sur un premier chapitre qui trace les origines de notre personnage principal Mãn, entre le moment où elle est née, et celui un peu plus tard où elle a été recueillie par celle qu'elle appellera Maman toute sa vie. En quelques lignes et trois paragraphes nous avons un instantané du conflit armé qui a opposé le Nord et le Sud du Vietnam. Pas à pas nous entrerons dans la vie de Mãn, la verrons grandir, apprendre la vie, le silence, et la cuisine. Puis elle sera mariée à un homme plus âgé, morne mais honnête. Elle acceptera ce mariage arrangé sans mot dire et partira rejoindre son époux au Canada où il tient un petit restaurant vietnamien. Et notre Mãn de prendre en main le restaurant, d'innover un nouveau menu, dont un plat du jour. Elle fera ainsi, très simplement, et dans la répétition du quotidien, le bonheur de tous ceux qui se rendront dans ce restaurant modeste. Elle se liera d'amitié avec une jeune femme canadienne qui a adopté un enfant vietnamien. Elles auront mille projets et réalisations remarquables portées ensemble. Et bien-sûr elle croisera un homme .. Un jour elle aura une saveur de l'émotion d'amour qu'elle n'avait encore jamais éprouvée.

Il se passe mille choses dans ce roman. Il se cuisine mille mets aussi. Et pourtant le roman est gracile et aérien. Un de ses secrets réside peut-être dans la structure même du livre. Une suite de chapitres très brefs s'offre au lecteur, tels des fragments de pensée. Chacun porte un nom vietnamien, suivi de sa traduction française. Et tout, dans ce bref chapitre tourne autour de cette notion. Un des premiers chapitres se nomme noix de coco. Ah si vous saviez les images et sensations qui sont rendues par cette seule évocation de la noix de coco. L'histoire est donc racontée sans en avoir l'air. On fait une promenade au côté des mots (saisons, amer, amitié, foudre..), on gambade, on sautille. Mais la profondeur est bel et bien là .. invisible et parfumée.

Mais c'est un livre de cuisine. On trouve d'ailleurs en toute fin du roman des recettes de cuisine vietnamienne. Or la cuisine EST la vie, ici. Chaque geste, pensée, sentiment, action du quotidien se délie par la cuisine. Et vous n'imaginez pas comme on savoure, déguste, découvre des mets et des saveurs à chaque page.
Tout à la fin du roman, et juste avant les recettes de cuisine, est inséré un chapitre qui se nomme Des mots et des mets, une sorte de postface de l'autrice.
Voici quelques mots extraits de cette page :
« La nourriture est omniprésente dans la vie des Vietnamiens. C'est par la cuisine que l'on exprime l'affection, l'amour, la tendresse. Ainsi ma mère ne dit pas "je t'aime", mais elle dépose la joue du poisson dans le bol de mon père qui à son tour la met dans mon bol, et moi dans celui de mon fils, qui, en bon petit-fils vietnamien, la remet dans le bol de mon père. »
L'art de la vie, l'art d'aimer ou d'être aimé est bien proche de l'art culinaire, et ce, dans bien des cultures et rituels ancestraux. Simplement, l'âme d'un peuple ne peut se transmettre que par celui qui a humé, dégusté, concocté son propre art culinaire. Et c'est ainsi qu'une chose universelle s'instaure, des couleurs et des agencements qui diffèrent pour dire la même vérité simple, celle qui relie les êtres de tout temps ..

En sortant du roman je m'interrogeais. Je n'avais vécu que légèreté tout au long de ma lecture. Pourtant les embûches, les obligations, le sombre sont le lot de la vie de cette femme que nous suivons pas à pas. Je n'étais ni plombée ni épuisée alors que j'avais ingurgitée un parcours complexe, souvent ingrat. J'ai alors réalisé une chose que je sais, depuis longtemps pourtant. Celui ou celle qui a souffert, réellement, s'évertue à essaimer bonheur et sourire dans son entourage. Voici la force de Kim Thuy, et celle de la cuisine, comme art du savoir-aimer.

MÃN
Kim Thuy
éd. Liana Levi, 2013
Nouvelle édition piccolo, 2020

Les illustrations présentées dans l'article sont :
- Dessin noix de coco Viet Nam (blog de rosebambou),
- Travail de la laque, photo Album RJ.

La photographie mettant en scène la couverture du livre est de © murielarie pour Kimamori.

Cet article a été conçu et rédigé par Yassi Nasseri, fondatrice de Kimamori.

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