Abandonner un chat, de Haruki Murakami

« Je suis le fils ordinaire d'un père ordinaire. »

Comme vous tous j'ai été une très grande lectrice de Haruki Murakami, des années durant. Je n'ai pas lu ses tout derniers romans, mis cet écrit, un peu à part, qui vient de paraître a immédiatement éveillé ma curiosité. Nous ne sommes ici, ni dans un roman ni dans une nouvelle. L'auteur et narrateur s'adresse à nous. Il nous raconte son père. Quelques bribes de souvenirs lui reviennent et il installe cela dans l'histoire du Japon. Un père, un fils, un pays, et le vingtième siècle apparaissent sous nos yeux par touches successives et nous plongent dans une émotion particulière. Ce texte bref est illustré de main de maître par Emiliano Ponzi. Dessins aux traits déterminés tranchent avec un récit impressionniste. Main dans la main, texte et dessins nous susurrent une même mélodie.

Le roman s'ouvre sur une anecdote. Haruki Murakami est enfant et il se souvient être parti avec son père, à deux kilomètres de chez eux, à vélo, pour abandonner un chat sur la plage. L'anecdote, par sa chute - que je ne révélerai point ici - est remarquable. Mais dès ces premières pages nous sommes frappés par le flou qui règne. Notre narrateur ne se rappelle pas tout, pas très bien. Et le récit se déroule ainsi, avec d'autres anecdotes que nous découvrons. Progressivement la vie du père de Haruki Murakami se dessine, les faits marquants, les rêves et les frustrations d'une vie frappée par les guerres de ce Japon du vingtième siècle, et les enrôlements d'un homme érudit, poète, fils de prêtre. Nous saurons mieux en fin de récit quelle était la relation entre l'écrivain et son père, et comprendrons la raison d'être de ce livre. Surtout, nous saisirons le sens et l'origine de ce quelque chose d'insaisissable et d'indicible que nous avons toujours tant aimé dans les romans de Haruki Murakami.

D'une humilité absolue, le ton est celui d'un homme qui ne sait pas, qui ne sait plus, qui n'a jamais su. Il ne se rappelle pas bien, pas tout, pas avec clarté. Et pourtant, certaines choses sont irréfutables : les événements historiques. Le massacre de Nankin, la disposition des soldats japonais, la méthode appliquée pour former les jeunes enrôlés (pour les habituer à tuer). Et bien-sûr la seconde guerre mondiale. Ces éléments nous les connaissons. C'est passionnant en revanche de lire la fragilité de l'homme plongé dans l'Histoire. Raconté de l'intérieur, et sans ambages.

L'écrivain s'est documenté. Il a enquêté sur le passé de ce père taiseux, qui - comme tous ceux qui ont vu de leurs yeux les horreurs d'une guerre - parle bien peu de son passé.
Et puis il y a le passé familial. Le grand-père, voué à veiller sur un temple. Les fils, destinés à prendre la relève. Les métiers des uns et des autres, les échecs de ce fils (père de l'auteur), sa vie d'enseignant. Une époque nous est soufflée tendrement et avec discrétion, à portée d'oreilles. Pour enchanter le tout, le texte est parsemé de haïkus : ceux du père. Chaque événement vécu, moment fatidique d'Histoire, se pose alors dans une autre dimension, à la lecture de ces poèmes qui par leur éphémère transcendent une vie dans l'éternité partagée avec les lecteurs que nous sommes. Et bien entendu, j'y reviens, les illustrations..
Haruki Murakami a souhaité publier ce texte bref, seul, mais accompagné d'illustrations. Et c'est au gré de cet univers littéraire-poétique-visuel qu'il nous mène là où il voulait en venir. Une pensée à méditer. Un regard sur notre petitesse, à tous. « Chacun de nous n'est qu'une goutte de pluie, anonyme parmi la multitude de gouttes qui tombent sur une vaste étendue de terre. Juste une goutte. »

Une toute dernière chose était nécessaire pour rendre honneur au texte et aux dessins : la qualité du papier, le format du livre, sa conception graphique et son travail d'impression. Eh bien tout cela est au rendez-vous, et nous font aimer ce livre dans son ensemble : pour son toucher, et pour sa manière de nous toucher. Je vous parle ici de la version français de Abandonner un chat, Souvenirs de mon père, que j'ai eu entre les mains ; j'espère qu'il en va de même dans toutes ses autres versions traduites en d'autres langues.

ABANDONNER UN CHAT, Souvenirs de mon père
Haruki Murakami
Traduit du japonais  par Hélène Morita

éd. Belfond 2022 (v.o. 2020)

Les illustrations présentées dans l'article sont celles d'Emiliano Ponzi, extraites du livre.

Cet article a été conçu et rédigé par Yassi Nasseri, fondatrice de Kimamori.

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