Le projet Abracadabra, de Patrick Deville

«  À  L’IMPOSSIBLE  CHACUN  DE NOUS  EST  TENU »

A l’occasion du festival « Littérature et Oralité  », Mille Voci è Mille Scritti, organisé par l’association Kimamori, nous avons la chance exceptionnelle de recevoir Patrick Deville..
J’envie celles et ceux qui ne connaissent pas encore cet auteur inclassable et cosmopolite ; la découverte de ses livres fait partie de ces éblouissements pas si fréquents dans la littérature contemporaine. Patrick Deville est né en1957. Après une enfance atypique dans l’hôpital psychiatrique dirigé par son père et une adolescence de son temps (les années 70), c’est bardé d’un diplôme de littérature française et comparée qu’il entreprend ses premières pérégrinations, au début des années 80, en s’engageant dans les métiers de la diplomatie « confiné, dit-il, dans des zones du Golfe Persique, dans des coins très chauds dont tout le monde se foutait à l’époque ». Il lit beaucoup et commence à écrire, séjourne en Algérie, Nigeria, Maroc, Cuba.. On pense à cette phrase étonnante extraite de Pura Vida qui, à mon avis, permet de cerner l’homme: « ... cette euphorie que procure la certitude que personne au monde ne sait où vous êtes, ni dans quel pays ».

Son premier livre, Cordon bleu,sort en 1987. Suivront quatre autres romans, de facture on va dire classique ; très investi dans la création littéraire, traducteur, rédacteur, il dirige depuis 2001 la maison des écrivains étrangers et des traducteurs de Saint Nazaire (MEET) et participe à la revue Meet qui publie des livres bilingues et une revue littéraire internationale. Fin connaisseur de la littérature d’Amérique du Sud, il crée un prix encourageant les jeunes écrivains de ce continent. (Continent qui traverse toute son œuvre). En 2004 est publié Pura Vida qui raconte dans un style hors norme, la multitude de chaos provoqués par des fous jusqu’au-boutistes ou par des utopistes voués à l’échec, dans l’Amérique Centrale de la fin du 19e siècle. C’est le début d’un cycle de romans sans fiction, nommé Abracadabra qui a pour projet de raconter la course du monde actuel en partant principalement de l’année 1860, année marquant le début de la révolution industrielle et de la tendance européenne à réellement s’immiscer aux quatre coins du monde.. Projet littéraire encyclopédique en 12 volumes (pour l’instant 8 ont été publiés) dont je vous donne un résumé succinct :

Pura Vida donc paru en 2004, construit un labyrinthe autour de personnages tragiques et ambigus, colonisateurs sans foi ni loi, révolutionnaires ou têtes brûlées, s’articulant autour de la vie et la mort d’un aventurier américain, William Walker dont l’obsession était de diriger un empire centraméricain.
Enquête foisonnante pendant laquelle l’auteur sillonne fiévreusement le Nicaragua, le Honduras, le Salvador, le Costa Rica, le Guatemala, le Panama.. (pays dont nous connaissons si peu l’histoire).

Équatoria paraît en 2009. On y suit l’écrivain le long de la ligne de l’Equateur, au gré des fleuves immenses et des berges des Grands Lacs, de l’Atlantique à l'Océan Indien, à la poursuite, entre autres, de Pierre Savorgnan de Brazza, Albert Schweitzer, Sir Henry Morton Stanley et David Livingstone . « Ces hommes auront rêvé d’être plus grands qu’eux mêmes, ils auront semé le désordre et la désolation autour d’eux » apportant la colonisation, l’appropriation des terres vierges et autres idéologies de l’époque. Pérégrination aux rythmes de ces personnages poursuivant des rêves fous qui dit beaucoup sur l’imbroglio géopolitique de l’Afrique Équatoriale.

En 2011, Kampuchéa se déplace vers les pays d’Indochine et du Siam et s’entoure de la cohorte d’écrivains aventuriers aimés, de géographes, cartographes, entomologistes, amoureux de l’Asie qui la découvrent, avant bien sûr de plonger dans l’infamie des deux dernières guerres coloniales et de la monstruosité du génocide khmer. Réflexion émouvante au fil du Mékong sur le dogmatisme et la colonisation, sur la beauté du monde et son horreur.

Patrick Deville obtient une reconnaissance du grand public avec Peste & Choléra publié en 2012 et lauréat du Prix Femina. Depuis longtemps intéressé par le parcours des bactériologistes de la « bande à Pasteur », il nous enjoint de suivre la vie d’un scientifique à la curiosité insatiable, insensible aux honneurs, aventurier-médecin humaniste, solitaire et pourtant engagé, Alexandre Yersin. Récit rocambolesque d’un savant explorateur passant de l’institut Pasteur à l’Indochine, la Chine, Aden, Madagascar.. moins sauvage peut-être que ses autres livres, nonchalant, d’ une poésie et d’un humour lumineux.

Viva, paru en 2014, renoue avec le continent américain, en l’occurrence le Mexique. Le livre, dense et foisonnant, se calque sur le bouillonnement politique et artistique du Mexique des années 30. On y croise Trotski dans son dernier exil, Malcom Lowry sombrant corps et âme dans l’écriture impossible de son Au dessus du volcan, Diego Riviera et Frida Kahlo, Antonin Artaud. Au gré de cette époque si troublée, on rencontre communistes trahis ou eux mêmes déloyaux, ex sandinistes, sbires de Staline. Le livre vibre d’hommes courant à leur échec, d’utopistes et d’artistes cabossés par leur vie tragique. C’est dans ce livre que j’ai relevé cette phrase que j’adore et qui illustre parfaitement les destins de tous les personnages auxquels s’attache Patrick Deville : « À l’impossible chacun de nous est tenu ».

e ne vous parlerai pas de Taba-Taba paru en 2017, car je suis en train de le lire et nous en aurons des commentaires bien plus pertinents puisque une des journées de notre festival portera sur les années 14-18 et que Patrick Deville sera là pour présenter son livre, à la fois quête autobiographique et réflexion sur la grande Histoire se heurtant aux chaos des itinéraires personnels.

Avec Amazonia paru en 2019, l’auteur explore l’Amazonie de son embouchure jusqu’à sa source, de Belem à la côte pacifique, sans oublier la proximité de la cordillère des Andes et des îles Galapagos. Il convoque, comme d’habitude, les intrusions européennes pleines de convoitise, les œuvres littéraires et cinématographiques que cet endroit a fait naître, les explorateurs qui ont essayé de le cartographier. Il est cette fois-ci accompagné de son fils de 29 ans, et ce parcours commun l’amène à d’autres références d’aventuriers père-fils, à une réflexion inhabituelle sur ce lien familial. Une ode aux trompe-la-mort capables de s’engager dans ce fameux enfer vert, et aussi une constatation sur l'état écologique terrible de la région.

Et enfin Fenua sorti en 2021 que j’ai commencé à lire, qui concerne la Polynésie. Je sais que je vais rencontrer Gauguin, Cook, Bougainville, Melville, Stevenson, London, Loti etc..
Lauréat du Prix Joseph Kessel 2022
Lauréat du Prix Eric Tabarly du meilleur livre de mer 2022

En 2021 Patrick Deville a reçu le Grand Prix de l'Académie Française pour l'ensemble de son œuvre.

J’ai résumé succinctement ces livres, craignant de vous enlever le plaisir de vous plonger dans un kaléidoscope de paysages, personnages, sensations et heurts du passé, broyés par la moulinette multidimensionnelle d’une érudition et d’une écriture virtuose. Ecriture pourtant souvent sèche et brute, sans cesse traversée d’une poésie mélancolique de la transfiguration, et d’un humour laconique. On lit l’Histoire bien-sûr, mais l’exploration hybride des époques et des lieux nous réserve de toutes autres aventures.. Il semblerait que Patrick Deville voyage sans arrêt, dans des pays rarement choisis par hasard,  fouille les archives, compulse des documents, dépouille la presse quotidienne et noircit des petits carnets, passant d'hôtels plus ou moins luxueux aux terrasses défraîchies de villes oubliées. Il vit aux rythmes des lieux traversés, s’en imprègne et nous offre ces digressions vagabondes, en écho à son érudition. A l’affût de tout ce qui a parcouru nos trois derniers siècles, trouvant des correspondances presque Rimbaldiennes entre des êtres qui n’ont rien de commun, si ce n’est leur présence à la même époque dans ces mêmes contrées et la démesure de leur destin. Patrick Deville compresse ou dilate le temps, dans un va-et-vient entre plusieurs mondes, interroge le hasard et la nécessité de l’histoire, embrasse notre monde contemporain à l’aune des fracas du passé. Ces correspondances, ces coïncidences, ces simultanéités forment une chronologie éclatée qui peut dérouter le lecteur. La continuité importe peu. Lecture lente, attentive, on n’est pas ici à l’heure des jets et du tourisme de masse. On aura plaisir à recourir aux dictionnaires ou atlas pour mieux situer un personnage ou un lieu. Mais quelle récompense que d’entreprendre ce voyage multidimensionnel, que d’arpenter ces paysages, de côtoyer ces allumés qui osaient tout quitter pour un rêve !!!
En suivant les traces de tous ces « agités de l’histoire », de tous ces « glorieux vagabonds », dont la « belle et terrible solitude et ce don de soi qui les font abandonner la vie qu’ils aimeraient mener(...) pour aller toujours chercher plus loin l’échec qui viendra couronner leurs efforts » (Viva), partez à la découverte des fantômes du passé qui cheminent encore au présent, suivez un écrivain « savanturier » !!! Et pour finir, un très bel extrait d’une interview de Patrick Deville au magazine Le Matricule des ange : « je serais bien incapable de dire, aujourd’hui, ce que c’est au fond, qu’un écrivain (...) je sais qu’entreraient dans cette définition l’exil et la solitude volontaires ou subis, et aussi la volonté de n’adhérer à rien, ni à aucun lieu du monde (...) je sais que les écrivains sont des migrants en quête de contrées lointaines où ne pas assouvir leurs rêves. Que (...) tous les écrivains sont des navigateurs ahuris dans la brume (...) que les plus grands auront su faire de cet exil une étrange beauté, comme on compose un bouquet en agençant joliment ses faiblesses et ses terreurs. »

Françoise Shah

Enseignante et formatrice Français Langue Étrangère de formation et de métier, elle est une grande voyageuse qui a séjourné et connu de l'intérieur nombre de pays en Asie.
Elle est l'experte cinéma et littérature américaine de Kimamori.

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