Nourrir la bête, d’Al Alvarez

« L'art de jouer aux échecs avec son propre corps »

Quel récit sublime, quels personnages hors du commun, quelle amitié renversante ..
Je pourrais continuer longtemps avec les qualificatifs coulant de mon âme ébahie à la lecture de ce livre. Car si j'ai toujours aimé l'escalade et l'alpinisme, si j'ai toujours pensé que j'étais fille de la montagne, rarement le souffle qui émane de cet univers m'avait ainsi enlacée par des mots, posés sur la feuille ! Je m'y suis fondue ; et à chaque page j'étais un peu plus admirative de ces hommes et femmes que je côtoyais ainsi.
Nous ne sommes pas ici dans un roman. Al Alvarez redonne vie par son écrit à Mo Anthoine et à ses compagnons de cordée, ces hommes qui ont grimpé les sommets mythiques du monde entier, sans vantardise mais avec foi et courage. Leur force et leur détermination est tissée de simplicité et de joie de vivre. Et les expéditions qui sont rapportées en détail laisseront le lecteur coi.

Al Alavrez (1929-2019), poète, critique littéraire et professeur d'université anglais, décide un beau jour de tout quitter pour écrire des essais sur les sujets qui le passionnent. Il est admiré par les grands noms de la littérature tels Sylvia Plath ou Philip Roth. Mais cet homme a aussi été un alpiniste aguerri. Ami proche du grand Mo Anthoine et de son extraordinaire épouse Jacky, il leur a dédié ce livre.
Mais voyez-vous, Nourrir la bête a été publié en 1988 dans sa version originale. Pour la première fois il nous parvient dans une traduction française, grâce à la maison Métailié.  Moi qui ai toujours aimé le caractère et l'authenticité des Hommes de montagne, qui révère leur attitude dans chaque instant de vie, ai enfin pu comprendre pourquoi. Al Alvarez, sans jamais faire de mots creux, sait exprimer la grandeur de l'homme dans ces cent trente pages, et nous transporter loin des basses terres où séjournent nos petits esprits, vers ce lieu où notre « silence intérieur est à l'unisson de celui des montagnes ».

Le récit s'ouvre dans un lieu précis : à Llanberis, petite ville voisine de Snowden, la plus haute montagne du Pays de Galles. L'écrivain narrateur rend visite à ses amis qui vivent et travaillent là. Et doucement il dérive pour relater la vie de Mo Anthoine, en remontant le cours de son histoire depuis sa naissance. On retrouve dans sa biographie une cohérence absolue entre ses loisirs, ses amitiés, ses activités professionnelles. Il a toujours su préserver sa liberté de déployer ses projets tant personnels que professionnels dans l'esprit qui le caractérise. Il ne recherche ni gloire ni récompenses, et les gains financiers ne sont jamais un but en soi. Une expédition grandiose et réussie est indépendante de l'atteinte du sommet et de la couverture médiatique qui s'y rattache. Naturellement dans ses ascensions il s'entoure de ses semblables, d'où les vécus d'exception qui jalonnent sa vie.

Dans une des expéditions qui nous est rapportée, deux des compagnons de cordée (sur quatre) seront blessés, l'un aura deux genoux brisés, l'autre une infection pulmonaire .. et ils n'en sont qu'à la moitié du chemin. Vous le croirez ou non : ils iront jusqu'au bout. Personne ne portera personne, et l'humour ne les aura pas quitté un seul instant. Ce jour-là, bien-sûr, chacun aura nourri sa bête intérieure. Aller jusqu'au bout de ses limites, les repousser, rester solide et ferme, savourer, rechercher peut-être, les bienfaits de l'adversité : nos hommes sont de cette trempe qui ne s'éparpille pas en pensées parasites, conjonctures imaginaires et crises existentielles angoissantes. Ils font un pas, puis le suivant, de la naissance à la mort, en suivant ce principe simple. Et ils apprécient de se retrouver entre copains pour boire une bière tout autant que d'affronter les monts les plus exigeants de la planète.
Mille choses sont racontées dans le livre. Des aventures cinématographies de notre Mo qui sera par exemple la doublure de Stallone dans Rambo III ou celle de Jeremy Irons dans Mission, du  tempérament confondant de Jacky, elle-même grande alpiniste. De leurs aventures professionnelles en dehors de la vie de grimpeur. De tous ces moments qui les relient les uns aux autres, d'Al Alvarez, à Joe Brown, de Chris Bonnington à Clive Rowlands, de Doug Scott à Mo Anthoine, ces hommes qui pour certains auront été très connus, d'autres totalement absents des récits médiatisés ; ils partageaient quelque chose d'unique, en commun.

L'étonnant est qu'arrivé en fin de récit on a la gorge nouée, le ventre serré, l'émotion débordante rencontrée en général dans les grandes fictions romanesques. Et l'on se surprend à aimer profondément ces hommes, qui ne sont plus, mais qui sont devenus immortels pour nous qui avons lu Nourrir la bête - portrait d'un grimpeur.
Et puis, au sortir du livre, nous sommes plus humbles face aux difficultés rencontrées dans notre quotidien. Nous mesurons l'adversité à l'aune des vécus de ces hommes. Ces hommes dont on aimerait en croiser davantage sur son chemin.
Ne passez pas à côté de ce livre.

NOURRIR LA BÊTE - Portrait d'un grimpeur
(Feeding the Rat)
Al Alvarez
Traduit de l'anglais par Anatole Pons-Remaux

éd. Métailié 2021

Les illustrations présentées dans l'article sont les images de :
- Ascension Dolomites, Alpes - 1964, photographie de John Cleare (Mo Anthoine à gauche, Al Alvarez à droite),
- Expédition Himalaya Karakorum 1976.

Cet article a été conçu et rédigé par Yassi Nasseri, fondatrice de Kimamori.

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