La Cordillère des songes, de Patricio Guzmán

Une chaîne montagneuse pour témoin

J'ai eu la chance inouïe cette année de voir des documentaires qui sont de grands films. La cordillère des songes, récit poétique qui trace l'aventure humaine des cinq dernières décennies m'accompagnera longtemps. Je l'ai vu hier soir et déjà j'attends impatiemment qu'il sorte dans d'autres formats pour que je puisse le visionner mille fois, à ma guise, chez moi. Mais le grandiose des images requiert qu'on le voit d'abord en grand écran. Je vous le recommande du fond du cœur. Notons qu'il a valu au Festival de Cannes L'Œil d'Or 2019 à son réalisateur Patricio Guzmán.

La Cordillère des Andes est cette grande chaîne montagneuse située au Chili. Elle occupe 80% de sa superficie, la sépare du reste du continent, embrasse le pays, le protège, le contient, le domine... Qu'a-t-elle vu, que sait-elle, qu'aurait-elle à nous dire, de sa hauteur silencieuse et immobile ? Le film répond à cette question. Et nous emporte dans l'âme chilienne, son histoire, son présent, son avenir enfermé dans son passé. Ce film est le dernier volet d'une trilogie commencée en 2010 avec Nostalgie de la lumière, poursuivie en 2015 par Le Bouton de nacre. Je n'ai pas encore vu les deux premiers films de cet ensemble mais je peux vous assurer que ce documentaire-ci est déjà en lui-même vaste et ample. Car oui, le film brosse le paysage de ce pays, et en ce faisant nous permet de mieux voir notre monde, et son évolution depuis une cinquantaine d'années. Tout est lié, tout est même chose, et que nous soyons chiliens ou non ne changera en rien le fait que nous sommes tous directement concernés par la parole de ce film.

Les premières images nous font survoler la cordillère des Andes, la roche, la surface neigeuse, la végétation, le majestueux de cet univers calme et tranquille, imposant et taciturne. Pendant ce temps le réalisateur nous parle de sa voix chaude et profonde. Les mots sont articulés et s'enfilent lentement en perles intrigantes. On se laisse envoûter par la voix, par les propos doux et simples. Intercalés dans ces images sont des rencontres avec des artistes. Le peintre chilien émigré dont les tableaux - représentant ces montagnes - recouvrent les murs du métro chilien, le sculpteur qui extrait et assemble la pierre des Andes dans ses créations, l'écrivain, la cantatrice et un volcanologue... Ils nous racontent ce que représente cette chaîne montagneuse. Elle les isole tout en les couvant, elle transforme leur pays dans une sorte d'île refermée sur elle-même, fière et puissante. Un long temps le spectateur est plongé dans cette poésie, cette beauté sereine. Et puis on remonte le temps. L'artiste femme chanteuse se remémore l'époque de la dictature. Ah! Voilà, nous y sommes enfin. Le volcan et son irruption de tempête de fumée. L'écran ne nous montre plus que cela, ces explosions de fumées qui forment un nuage gris en irruption qui ne cesse de se développer, de gronder sous sa barbe impalpable. Le coup d'état fut un tremblement de terre nous dit-on. L'atmosphère du film se teinte alors de ce moment fatal qui marqua le début de la fin : la mort d'un certain Chili ne donnant point naissance à une nouvelle essence propre.

     

Un film politique, historique, économique s'ébauche alors. Nous rencontrons un cameraman et cinéaste qui a passé les cinquante dernières années de sa vie à filmer. Les années de dictature défilent sous nos yeux. Les manifestations dans la rue, la répression violente et omniprésente se succèdent cependant que l'homme nous explique que nous ne voyons là que 10% des exactions de l'époque en question. Puis de fil en aiguille on nous éclaire sur le sens global de cela. De cette dictature, de la suite, de l'aujourd'hui. Phénomène universel qui a dévoré la planète entière, tous les pays, ce néolibéralisme issu de Chicago. Les écarts effrayants qui se sont creusés entre une part minuscule de la population et sa part majoritaire. Le pays, son sol et son sous-sol sont désormais pour large part "propriété privée", de grandes compagnies mais l'on ne sait pas qui, quand, quoi. Car ce qui n'est pas visible, qui n'est pas transparent, n'est pas inscrit dans la réalité. La vérité est tue. Personne ne sait. Et tout le monde sait.

     

J'ai été terriblement secouée par les images des années 70 et 80. Je ne saurais vous dire ce qui m'a perturbé. Il ne s'agissait pas en soi de la violence manifeste. Mais en regardant les images je pensais au contraste entre d'un côté ces hommes et ces femmes dotées de convictions fortes qui, bien que impuissantes, s’érigeaient face à l'injustice, sachant dès le départ qu'ils seraient systématiquement tabassés et embarqués de force, et de l'autre le propret politiquement correct de notre époque et de notre monde occidental. Nous sommes désormais dans un monde économique. Le monde de l'argent qui est mort comme disait Jean-Claude Carrière dans un de ses livres. Un monde de divisions et de froideur. Un monde de robots humains gouvernés par des entités économiques virtuelles.

Ce film est beau. De tout point de vue. Il est sublime, poignant et lucide. Chaque image est juste, à sa place, et chaque mot est bien choisi, à sa juste place. J'aimerais revoir le film pour relire le texte. Une pièce de théâtre se joue sous nos yeux, et la voix qui nous parle sort des profondeurs de notre planète un peu triste. La cordillère des songes a vu cette grande histoire se jouer sous ses yeux et témoigne de ce mauvais rêve dont nous ne semblons pas être sortis, ni au Chili, ni dans les autres pays des autres continents frappés par les mêmes courants à courte vue.

LA CORDILLÈRE DES SONGES
Film documentaire
Réalisateur : Patricio Gunzmán
Scénario : Patricio Gunzmán
Compositeur : Miranda y Tobar
Directeur de la photographie : Samuel Lahu
Montage : Emmanuelle Joly
Date de sortie France : 30 octobre 2019
L'Œil d'or, Festival de Cannes 2019

Cet article a été conçu et rédigé par Yassi Nasseri, fondatrice de Kimamori.

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