Tout ce bleu, de Percival Everett

Un secret en trois temps

Percival Everett est écrivain, professeur d'université et directeur du département des lettres anglaises à l'université de Caroline du Sud, à Los Angeles. Tous ses romans sont traduits en français et publiés chez Actes Sud. Et pourtant. Je le rencontre pour la première fois avec ce roman, traduit et publié en cette rentrée littéraire 2019. J'ai aimé le lire, à tel point que je vais remonter cette source de beauté, et me plonger dans tous les précédents romans de l'auteur !
Il se passe tant de choses dans Tout ce bleu et pourtant, l'écriture et le style, la voix et le dire de Percival Everett donnent l'impression au lecteur qu'il est en train de voguer tranquillement à bord d'un voilier par temps favorable et ensoleillé...

Kevin Pace, le narrateur et personnage principal du roman est un peintre noir américain. Le roman s'ouvre sur des mots énigmatiques où il nous présente un tableau qu'il n'a jamais voulu montrer à quiconque. Le tableau est bleu, d'une très grande dimension, enfermé dans son atelier qui est une construction indépendante, attenante à sa maison. L'homme est marié depuis longtemps, père d'un fils et d'une fille qui sont désormais de jeunes adultes. Au deuxième chapitre nous sommes en 1979, trente ans plus tôt. À la demande de son meilleur ami, Richard, Kevin l'a accompagné au Salvador à la veille de troubles politiques. Et au troisième chapitre nous sommes encore dans un autre temps, à une époque où ses enfants sont encore petits et où il s'est rendu à Paris pour un court séjour.
Jusque la fin du roman nous allons passer d'un espace-temps à un autre et suivre l'histoire de la vie de cet homme, simultanément, à trois moments différents de sa vie. Bien entendu ces trois récits sont reliés par un quelque chose que l'on soupçonne assez vite : le secret. Plusieurs fois dans sa vie cet homme a caché quelque chose à sa femme. Le grand secret de sa vie se décompose en plusieurs tableaux. Le lecteur disposera du temps nécessaire pour contempler et déchiffrer ces tableaux. Le récit d'une vie lui sera ainsi offert. Une vie, et peut-être tout simplement LA vie.

L'écrivain trace le flot de cette histoire avec tranquillité. Le narrateur se replonge dans le récit de sa vie avec malaise. Et nous lecteurs sommes portés dans ces flots mystérieux sans encombre parce que chaque temps de l'histoire est mené avec entrain. Ce sont des thrillers qui se déroulent sous nos yeux. Une aventure politique qui questionne l'amitié et l'humanité de notre homme, un flirt amoureux qui pourrait se transformer en adultère conséquent, une affaire familiale qui nécessite l'action de ce père. Le tout est peut-être palpitant mais surtout plausible. Les personnages ne sont ni des héros ni des anti-héros, simplement des êtres humains un peu complexes, un peu nuancés, un peu courageux et un peu lâches. Et le tableau est bleu.

Oui, le tableau est bleu mais le roman est extrêmement coloré. Et ce sont mille couleurs qui sont détaillées ici par la grâce et le savoir voir d'un peintre. Les couleurs lui viennent en aide à notre Kevin Pace, dans tous les moments difficiles qu'il traverse. Et puis, les couleurs lui permettent de comprendre bien des phénomènes. Je prendrai pour exemple cette scène où ils sont dans un bar au Salvador. Des soldats rentrent, l'ambiance est tendue.
« J'étais à la fois attiré et repoussé par la terne couleur olive de leur présence et soudain je me rendis compte que la seule couleur vive alentour venait des quelques lettres survivantes du mot "Budweiser" sur l'enseigne au néon. Je ne pus m'empêcher de me lancer dans une analyse de la couleur, du procédé pour l'obtenir, et cela m'aida à me détendre. Olive terne. Orange de cadmium et bleu nuage ou ocre peut-être avec une touche de gris, gris de Payne si ça se trouve. Au loin le tonnerre gronda. »

Je vous le disais au début de cet article, j'ai tant aimé lire Percival Everett que je vais très vite me plonger dans ses autres romans. Je ne suis pas bien étonnée de voir qu'il s'est attaqué à différents genres et que chaque genre est déployé chez lui tel un dispositif littéraire, qui vient au service du récit, et de la chose profonde qui s'y trouve. En développant des points de détail, de son air paisible, l'écrivain nous ouvre les yeux sur un essentiel notable. Lucidité et émotion se tiennent la main pour nous plonger parfois dans une profonde réflexion et parfois dans une course contre la montre haletante ! Et moi qui, depuis quelque temps, cherchais des livres maniant la couleur en savant peintres, j'ai été aux anges dans les bras de Tout ce bleu.

TOUT CE BLEU
(So much blue)
Percival Everett
Traduit de l'américain par Anne-Laure Tissut

éd. Actes Sud 2019 (v.o. 2017)

Les images présentées sont :
- Triptyque de Joan Miro (Bleu I, II, II), rétrospective Tate Modern, 2011.
- Peinture de Aura Marina Pineda.

Cet article a été conçu et rédigé par Yassi Nasseri, fondatrice de Kimamori.

Leave a Comment