Assassins et poètes, de Robert Van Gulik

Les enquêtes du Juge Ti !

Toute bonne bibliothèque devrait compter dans ses rayonnages la collection complète des enquêtes du Juge Ti. Et la mienne a quelques lacunes : je rêve de réunir tous les écrits de Robert Van Gulik dont sa série policière chinoise ! Ce diplomate hollandais initié aux arts et à la culture chinoise, tibétaine, bouddhiste était un véritable polyglotte (néerlandais, anglais, japonais, malais, javanais, latin, grec, chinois, russe). Poète, calligraphe, essayiste, il est également l'auteur de ces polars où un magistrat enquête avec brio lors de ses déplacements et séjours dans diverses provinces chinoises.
Livre haletant et finement tissé par son intrigue policière, il n'en constitue pas moins un joli portrait d'une époque, d'un pays, de ses traditions dans le moindre détail, y compris la description des architectures du lieu ou des tenues vestimentaires.

Dans cet épisode des aventures du juge Ti, nous sommes en 668. Alors qu'il est en poste à Pou-Yang, notre magistrat rend visite à un ami, le magistrat Lo, en exercice dans le district de Chin-houa. Il est prévu qu'ils passent quelques jours entre lettrés, de grands poètes de la cour étant de passage dans la région et conviés par l'hôte. Mais survient un meurtre. Un jeune étudiant est retrouvé assassiné, et le cas s'avère bien plus complexe qu'imaginé au prime abord. Le juge Ti va aider son ami à résoudre l'énigme et ce n'est pas un meurtre mais trois affaires criminelles qui s'avéreront  intriquées, l'une remontant à quelques décennies auparavant. Les différents personnages et leurs histoires sont développés séparément une bonne partie du roman, avant que le lecteur parvienne à les rapprocher, par la grâce de l'œil acéré de l'enquêteur.
Tout ce temps nous sommes en compagnie de personnages haut en couleur, poète, poétesse, président de l'Académie impériale, moine zen, marchand de thé et également danseuses, tenancière de maison close ou gardienne d'un sanctuaire.

Parlons des à côtés qui sont un délice en soi. La première page liste les personnages, leur nom et leur fonction. Petit Phénix, ou Safran, toutes deux joueront un rôle majeur ; leur nom est non seulement intriguant mais porteur d'une pièce du puzzle. S'ensuit une double page où nous avons une illustration fine : Vue de la résidence de Lo Kouan-Chong, magistrat du district de Chin-Houa ; elle est légendée avec force détails, où l'on pourra retrouver la Salle du Banquet, les appartements des femmes ou l'autel du Renard. Après cette introduction, les chapitres s'offrent à nous. Ô comme j'aime les titres, à l'ancienne. Un moine refuse grossièrement une invitation courtoise ; la présence du juge Ti le fait changer d'avis est le premier !
Sans oublier les neuf illustrations, faites de la main de l'auteur, Robert Van Gullik, qui accompagnent le texte.

Je vous le disais au début de l'article. C'est un univers ancien chinois qui est restitué minutieusement dans une vingtaine de romans policiers retraçant les affaires déliées par le juge Ti. Ce magistrat a réellement existé, personnage historique qui vécut de l'an 630 à l'an 700, il fut en effet un célèbre homme d'État sous les Tang, et grand détective.
Mais l'intérêt plus vaste au plan historique se situe dans la compréhension de cette organisation de la fonction publique chinoise de l'époque. Pour accéder aux postes à pourvoir il fallait passer un concours évaluant le savoir des lettrés. Eh oui, pendant plus de deux mille ans ces examens littéraires étaient le sésame pour accéder à une carrière officielle. Tous les citoyens pouvaient participer à ces concours. Et le niveau des lettrés s'en est trouvé proportionnellement remarquable. Plus généralement les arts - la calligraphie étant la base de la peinture chinoise - étaient répandus et valorisés. Mais les familles aisées avaient plus de facilité à accéder à cette éduction de lettrés. Et il va sans dire que les grands lettrés - ces fameux diplômés mandarins - bien souvent étaient par la suite corrompus, incompétents et peu diligents. Le juge Ti, ou dans ce livre son ami le magistrat Lo, sont des exceptions pour ainsi dire, et reconnus comme tels.

Il est encore une chose qui rehausse la saveur des enquêtes policières du juge Ti. La dimension populaire y occupe une place conséquente, et avec elle les croyances ou superstitions ancestrales. Les fantômes, esprits et autres facteurs surnaturels ont leur part dans les affaires criminelles. Ici ce sont les renards, esprit renard, femme-renards qui sont au centre de l'attention. Là encore Van Gulik nous permet de percer la pensée chinoise, et les conditions de vie, notamment ici de la femme chinoise.
Étude sociologique,  anthropologique, historique, Assassins et poètes, ainsi que l'ensemble de la série du juge Ti, est un bouquet d'humour et d'intelligence. Naturellement il se dévore en un rien de temps, l'intrigue étant joliment menée et ficelée ! Quelle bonne idée les éditions 10/18 ont eu de rééditer ce roman en cet été 2021.

ASSASSINS ET POÈTES
Robert Van Gulik
Traduit de l'anglais  par Anne Krief

éd. 10/18, réédition 2021 (v.o. 1968)

Les images présentées dans l'article sont les illustrations de l'auteur Robert Van Gulik accompagnant le texte du roman. Neuf illustrations apparaissent au total dans le livre.

Cet article a été conçu et rédigé par Yassi Nasseri, fondatrice de Kimamori.

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