Courrier de nuit, de Hoda Barakat

Qu'éspérer de mieux ?

Ce livre est terriblement triste, et en le lisant je me disais que l'écrivaine Hoda Barakat devait également être terriblement triste. Mais il ne s'agit pas ici d'une histoire d'amour qui se termine mal. Ce serait plutôt la vision d'une humanité qui se porte mal, d'hommes et de femmes qui deviennent vils et terrifiants, et qui sont malheureux, mais qui ne changeront pas. Ils quittent leur pays, vont ailleurs mais la même laideur se trouve partout in fine. Et personne ne comprend personne, chacun reste coincé dans son monde clos, néfaste, nuisible, pour soi ou pour autrui. Eh oui, tout cela n'est pas drôle. Mais j'ai lu ce livre et je vous en parle. Vous le savez peut-être, je ne parle dans ces pages Kimamori que de livres qui me plaisent, m'intéressent, m'intriguent, de livres qui me semblent avoir un intérêt. Je ne saurais pas vous dire quel est l'intérêt de Courrier de nuit. Va-t-il changer le monde ? Va-t-il modifier la perception du lecteur du fait qu'il est terriblement sombre et pessimiste dans ce qu'il met en scène ? Va-t-il consoler ceux qui sont pessimistes sur l'avenir ?... Courrier de nuit peint et dépeint une réalité qui existe. Et le fait avec finesse et beauté.

Le dispositif littéraire est sublime : chaque personnage de ce roman écrit une lettre. Aucune de ces lettres ne parvient, à priori, à son destinataire. Mais à chaque fois quelqu'un trouve la lettre du personnage précédent, lit la lettre, et le fait de lire la vie, la confession, le malheur, les horreurs commises, racontées sans dissimulation par l'émetteur de la lettre, lui donne envie d'écrire à son tour. Écrire tout sans rien masquer, sans mentir, sans se justifier, sans faire de reproche. Juste dire ; tel que. Chacun de ces personnages se trouve dans un moment de solitude, et dans une transition. Ces personnages n'ont rien à perdre. Ils sont en errance, tant intérieure que géographique. Ils sont perdus. Mais ils se rappellent, leur passé, leur enfance, leur adolescence, les chemins pris, les actes commis. Il n'y a absolument pas de repentir dans ces lettres. Il n'y a que des constats. Nous, lecteurs, sommes les seuls à mesurer l'horreur de ces vies. C'est triste et c'est monstrueux. Et très souvent les choses prennent leur source dans l'enfance. La figure de la mère, la figure du père, ici, ne sont pas belles. Mais encore une fois, ce sont de simples constats, sans jugement, sans analyse. C'est ainsi.

De qui Hoda Barakat, l'écrivaine, fait-elle le portrait ? D'être humains ? De pays ? De cultures ? De sociétés, de religions, de régions, du monde, de l'humanité entière ? Je ne le sais pas. Ces images me déplaisent et me dérangent. Mais ce livre est beau. C'est courageux d'écrire et de publier un roman aussi désespérant. Et pour soutenir mon propos, voici un extrait :

Ce n'est qu'au matin que j'ai compris ce qui s'était passé. Elle gisait, raide comme une planche de bois, bras et jambes écartés, les cheveux hérissés comme une touffe d'épines, les yeux béants et exorbités, la langue bleue, pendant de ses mâchoires ouvertes à leur point maximum. Je devais l'avoir étranglée : elle avait des traces bleues autour du cou et une mare d'urine froide sous les fesses. J'ai retiré difficilement de ses doigts des peluches de mon pyjama et j'ai recouvert son visage et son corps avec le drap. Puis je suis allé à la cuisine me faire un café et me suis assis sur la petite chaise en pensant : Mon Dieu, qu'elle est laide à présent ! Est arrivé ce qui est arrivé et peut-être que sa laideur est la cause de tout ce malheur qui me tombe dessus. Je veux dire : elle est morte maintenant et n'a plus conscience de rien. Mais moi, je suis vivant et je dois me sortir de ce pétrin. Ça ne va pas être des plus facile ! Se débarrasser des cadavres n'a jamais été dans mes cordes. Il y avait des gens chargés de cette besogne et j'ignore tout de leurs méthodes.

A lire cet extrait on pourrait se dire que le roman est presque drôle. Et en effet, je ne conseille pas ce livre à ceux qui ont peur, ceux qui n'ont pas de recul, qui n'ont pas le sens de la dérision sur les événements du monde actuel. 
La qualité littéraire de Courrier de nuit est incontestable. La liberté de Hoda Barakat en tant qu'écrivaine l'est tout autant. J'avais absolument adoré "Le Laboureur des Eaux", livre dont je parle souvent, dix ans après l'avoir lu, livre qui m'a marqué et dont les images sont toujours vivantes dans mon esprit. J'avais lu et aimé aussi son "Le royaume de cette terre". J'ai envie d'en lire d'autres, de ses anciens écrits, maintenant, justement.

Je pense vous avoir tout dit, et ne vois pas l'intérêt de m'étendre davantage. Je vous propose en revanche un autre extrait du livre. C'est un facteur qui parle.

Dans nos régions éloignées, j'étais un prince. Partout où je posais ma bicyclette, le sens de l'accueil poussait les gens à m'inviter à déjeuner ou à me faire emporter de force des produits de leur cuisine, dont le meilleur était ces galettes de pain frais encore toutes chaudes.
Rien de tout cela n'était d'un autre âge. Jamais de la vie. L'internet et tout ce qui s'ensuit ne remplaçaient pas mes tournées, même quand les cafés électroniques se sont mis à pousser comme des champignons. C'est qu'il n'était pas facile de se procurer un ordinateur. Non seulement ils étaient hors de prix mais la connexion était tout le temps coupée, sans compter qu'ils étaient surveillés par le gouvernement qui, du reste, était peut-être lui-même à l'origine des coupures. Toujours est-il que les utilisateurs ne pouvaient pas dire "ce qui ne plaisait pas" ou ce qui leur passait par la tête par peur du pouvoir qui épiait tout, jusqu'à l'air qui véhiculait les ondes électriques. Les lettres et les cassettes, par contre, étaient peu surveillées, considérées qu'elles étaient désormais comme des outils d'arriérés, à cent lieues des idées terroristes.

COURRIER DE NUIT
Hoda Barakat
Traduit de l'arabe (Liban) par Philippe Vigreux

éd. Actes Sud 2018 (v.o. 2017)

Les illustrations présentées sont les oeuvres de :
- Cara Green,
- Paul Cézanne.

Cet article a été conçu et rédigé par Yassi Nasseri, fondatrice de Kimamori.

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