Double aveugle, d’Edward St Aubyn

« Il sentit la vie autour de lui et la vie en lui s'écouler l'une dans l'autre. »

Edward St Aubyn a été très largement traduit et lu suite à sa saga Patrick Melrose. Rappelons que les quatre volumes de la saga ont été adaptés en mini-série, récompensée par les prestigieux prix idoines. L'écrivain et journaliste britannique a déjà publié huit romans ; Double aveugle est le tout dernier, paru fin 2021. Je peux vous dire que je me suis jetée dessus, et ne l'ai pas regretté ! La force littéraire de l'auteur m'avait conquise dans la saga Melrose. Ici je l'ai retrouvé autre, et été de nouveau convaincue par son talent, sans oublier l'immense travail de documentation qu'a nécessité l'écriture du roman.
Eh oui, avec Double aveugle il a également étanché ma soif de compréhension de sciences humaines ou de nouvelles technologies, de mouvances économiques ou sociales.. Je vous le recommande, pour le plaisir de la lecture, et parce que bien des sujets complexes y sont déliés avec grâce.

Le roman s'ouvre sur une charmante promenade. Francis, paysagiste prônant l'ensauvagement, hume les fleurs, regarde les plantes, écoute les mouvements des végétaux sur les hectares de terrain où il s'active chaque jour. Il attend sa nouvelle petite amie, Olivia, rencontrée il y a peu, attendue pour leur premier week-end en amoureux chez lui. L'amie d'enfance d'Olivia, Lucy, arrive des États-Unis pour un projet professionnel de haute importance, mais pour des raisons personnelles elle aura grand besoin du soutien d'Olivia.
Et ainsi de suite, la galerie de personnages s'érige. Chacun est lié à l'autre. Et tout ce petit monde est interconnecté, sans le savoir. Le lecteur déchiffre les relations entre individus, entre leurs projets. Biologiste, chercheuse, investisseur, psychiatre .. chacun a une corde solide à son arc. Tous sont dans le monde d'aujourd'hui, des hauts savoirs, et des jolis revenus. On pensera être dans les sphères des grandes fortunes, pour découvrir qu'il y a toujours un palier au-dessus, où évoluent de plus grandes fortunes encore. Mais cela qui vibre et palpite et relie sera toujours l'invisible émotion humaine. Les liens les plus solides sont ceux qui n'ont pas besoin de s'appuyer sur des connexions visibles. Et le lecteur, à chaque page, est plus attaché au roman, plus investi dans ces vies qui toutes parlent la même langue universelle.

Histoires de famille, histoires d'amour, histoires d'amitié, histoires de collaboration professionnelle, de soin apporté à la nature - humaine ou végétale - sont toutes choses qui composent le roman. Symphonie magistrale se jouant de tant d'instruments et de notes montantes et descendantes, Double aveugle nous laisse ébahi. Comment l'auteur a-t-il fait pour insérer tant de questions ultra documentées dans ce livre de moins de quatre cent pages .. tout en assurant la cohésion romanesque du récit ?! Le mystère restera entier jusqu'au dernier mot, tout comme on ne saura jamais comment se débrouille l'univers pour relier tant de vivants d'hier, d'aujourd'hui, et peut-être de demain, entre eux. Mais c'est beau ! Et voilà qui est amplement suffisant, dans un roman comme dans la vie.

Je salue le travail du traducteur, car ça n'a pas dû être facile de couvrir tant de jargons novateurs, technologiques, financiers, entrepreneuriaux, et de toutes sciences confondues. Dans cette grande fresque chacun pourra s'éprendre d'un des personnages et de ses passions et désirs de réalisation. J'avoue que personnellement j'ai été très intriguée par le couple médecin - patient où une démarche déterminée du psychanalyste tente d'entendre la parole de ce jeune garçon schizophrène paranoïaque a priori diagnostiqué incurable.
Mais il est une dimension comique au livre. Plus d'une fois j'ai pu rire des situations, des dialogues, des soirées fabuleuses et autres frasques mis en scène dans le roman. L'humour à lui tout seul parvient à nous attendrir face à un personnage qui très probablement nous horrifierait dans la vraie vie. Le plus intelligent, le plus brillant ou le plus milliardaire des hommes sera toujours un tout petit humain. Et ces défaillances, ces exubérances, Edward St Aubyn sait les croquer comme autrefois les auteurs classiques anglosaxons parvenaient à le faire .. l'air de rien !
Nous voguons ainsi au côté des personnages et embrassons avec sourire toute la folie du monde. Cela, est peut-être le fameux effet placebo de Double aveugle.

J'ai aimé ce roman, vous l'aurez compris. Mais savez-vous que je suis en train de le relire, déjà ?! Cette fois dans sa version originale, afin de parcourir le texte dans ses mille jargons intelligents et drôles sous d'autres atours. Et puis, aussi, j'avoue, parce que les nouvelles technologies, tous ces nouveaux savoirs et pratiques qui forment notre quotidien, m'intéressent. Je suis admirative et contente de voir le travail que font certains auteurs contemporains pour rendre ce visage du monde actuel visible, pour tenter de le démasquer et le démystifier. La littérature est là pour cela, aussi.

DOUBLE AVEUGLE
(Double Blind)
Edward St Aubyn
Traduit de l'anglais par David Fauquemberg

éd. Grasset, 2021 (v.o. 2021)

Les illustrations présentées dans l'article sont :
- Peinture de Mario Merola,
- Tapis de l'artiste Ziyadali Heydari.

Cet article a été conçu et rédigé par Yassi Nasseri, fondatrice de Kimamori.

Leave a Comment