Gagner la guerre, de Jean-Philippe Jaworski

« À peine le temps de me pencher au-dessus du bastingage ; mon dernier repas, arrosé de piquette, a jailli hors de mes lèvres. Il a suivi une trajectoire fétide avant de se perdre dans l’écume et les vagues »

C’est par ce délicieux témoignage que s’ouvre le tout premier roman de Jean-Philippe Jaworski, dont l’univers du vieux royaume avait déjà été approché dans son recueil de nouvelles Janua Vera.
Gagner la guerre, paru en 2009 et qui a notamment remporté le Prix Imaginales du meilleur roman francophone à sa sortie, pose ainsi crûment son décor. Dans la ville fictive de Ciudalia, les affaires politiques s’entremêlent avec d’infectes querelles de pouvoir fratricides. Oui, ici, tout est une question de complots. La crasse, le sang et les coups jalonnent ce foisonnant roman de pratiquement mille pages qui mélange différents styles de fantasy.

Par des descriptions vivantes et immersives, Ciudalia - fortement inspirée de la Renaissance italienne de par son architecture et son organisation interne - est à elle seule un puissant personnage. On y déambule, on flâne dans les rues en compagnie des différents protagonistes, sans jamais oublier de jeter un coup d’œil inquiet par-dessus son épaule, de temps en temps…
Benvenuto Gesufal, assassin membre de la confrérie des Chuchoteurs et homme de main du podestat Leonide Ducatore, est un antihéros par excellence. Narrateur décomplexé, il nous entraîne avec lui au cœur d’une aventure où chaque interlocuteur devient une source de méfiance. Le roman débute à la fin du conflit opposant la République de Ciudalia au souverain de Ressine, le chah Eurymaxas. Comme expliqué par notre compagnon de voyage, le fait de gagner une guerre n’a, en vérité, pas tant d’importance que ça … non, ce qui compte en réalité, c’est le moment du partage entre les gagnants, tous imbibés d’orgueil et d’ambition.

Je ne mourrais pas seul, parait que c'est terrible, de calencher esseulé.

N'empêche : pas si apaisant que ça, de caner collectif

Au service de Ducatore, homme à la tête de la République, Benvenuto passe d’un rôle à l’autre, de soldat à assassin, de négociateur à fuyard. « En tant que truand, puis en tant que soldat, enfin en tant que tueur, j'avais toujours réussi à garder mes dents ; pas en tant que diplomate ». Par cette remarque, Benvenuto nous montre toute l’étendue de la cruauté des hommes de pouvoir, se prétendant civilisés mais n’hésitant pas à l’envoyer planter une lame entre les côtes d’un potentiel rival. On trinque avec le père dont on prévoit d’assassiner le fils, on donne sa voix au Sénat à celui qui nous promet l’ascension sociale la plus fulgurante. Le pouvoir, tout comme Ciudalia, est un personnage vorace et imposant. Présent à toutes les tables et dans toutes les bouches, il est très bien dépeint par Benvenuto, extérieur à tout cela par sa naissance, mais acteur de premier plan par son crapuleux emploi qui le place au cœur des histoires les plus sordides de la République. Simple exécutant, on en vient presque à le dédouaner de ses crimes, qu’il ne regrette de toute façon jamais.

Le style de Jaworski est foisonnant, parfois trop pour certains. J’ai adoré les passages en argot, dont on arrive toujours à comprendre le sens en fonction de la situation présentée. Ces passages apportent un bon équilibre avec le reste du roman, composé d’une langue riche, avec des tournures de phrases habiles et percutantes comme les coups que distribue, et ramasse aussi, Benvenuto.

Vous qui êtes en train de me lire, ne le faites-vous pas pour vous distraire ?

Et, quoique vous sachiez que je suis une inqualifiable crapule, n'êtes-vous pas un peu mon ami ?

Maintenant, et pour sceller cette première rencontre entre vous et moi, je me dois de vous faire une confidence ; j’ai horreur des romans rédigés à la première personne. Et Gagner la guerre utilise précisément ce que je craignais de prime abord et qui me rebute en général dans ce genre de narration, à savoir le don de briser le quatrième mur. Benvenuto Gesufal alpague le lecteur, se confie, plaisante avec lui et en fait son complice. C’est un procédé que je n’affectionne pas et qui avait freiné ma lecture. Cependant, c’est parfaitement maîtrisé. L’attachement à cette crapule en devient plus aisé, même si ses relations avec les autres personnages sont naturellement quelque peu biaisées. Et c’est là mon réel – et seul – point noir concernant ce roman. Le héros d’une histoire n’a pas à être le protagoniste le plus intéressant, ou le plus noble. Au contraire, les antihéros, c’est mon truc.

Cependant, je me suis surprise à attendre, à chaque page, l’apparition de quelqu’un d’autre. Lorsqu’il m’arrivait de trouver Benvenuto assez caricatural, j’espérais le voir s’effacer pour laisser apparaître l’ombre de son commanditaire. Leonide Ducatore et sa fille Clarissima méritent à eux seuls un récit entier. Leonide est passionnant, brillant digne héritier du prince de Machiavel. Tirant toutes les ficelles, il assume avec force ses ambitions personnelles qui, pour lui, ne sont pas incompatibles avec les intérêts d’un État.
Clarissima méritait plus. Plus de présence, et non pas seulement comme faire valoir, plus de texte, plus de reconnaissance de son esprit calculateur, parfaitement rôdé aux affaires politiques, mais négligé par son père car étant une fille. J’ai eu beaucoup de mal avec un passage la concernant, et le sentiment qu’elle ne sert que d’enjeu et de future problématique dans la relation Leonide / Benvenuto me laisse un goût amer. De ce point de vue, le sorcier Sassanos, indéchiffrable, me laisse également sur ma faim. J’en aurais souhaité davantage.
Malgré cela, en définitive, Jean-Philippe Jaworski réussit brillamment la rude tâche consistant à élaborer une galerie de personnages secondaires passionnante.

En bon auteur de Jeux de rôles, Jaworski nous offre la première couche d’un monde très travaillé. Manœuvre politique, nations de tous horizons, combats d’épées, magie, elfes, sorciers, tout se mêle et avec Gagner la guerre nous ne ferons qu'effleurer la première strate d’une histoire complexe.

GAGNER LA GUERRE
Jean-Philippe Jaworski
éditions Les moutons électriques, 2009
édition poche Folio Sf
Prix Imaginales 2009

Les illustrations présentées dans l'article sont les oeuvres de Hervé Leblanc :
- Couverture du livre, illustration d'Hervé Leblanc,
- Les Critiques 1891 académique Adolphe Alexandre Lesrel,
- Ulysse remet Chryséis à son père – Le Lorrain (1600-1682).

L'auteur de cet article et désormais chef de rubrique Littérature de l'Imaginaire dans le journal bimensuel et sur le site de Kimamori est Amalia Luciani. Découvrez-la par ses propres mots :

Je m'appelle Amalia, j'ai 26 ans. Diplômée d'un master d'histoire, je suis passionnée d'écriture et de livres, tout particulièrement dans le domaine de la fantasy, de l'anticipation et des polars bien noirs et sanglants.
Mes articles sont parus dans divers journaux, dont en 2013 sur le site de l'Express. En 2012, une exposition individuelle à la galerie Collect'Art de Corte a célébré mes photographies, ma seconde passion. Enfin, en 2018, j'ai remporté le prix François-Matenet, à Fontenoy-le-château dans les Vosges avec une de mes nouvelles ayant pour thème l'intelligence artificielle. La même année j'ai co-animé une conférence sur la place des femmes en Corse, du 19ème siècle à nos jours, un des thèmes de mon mémoire de recherche à l'Université.

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