Kim Jiyoung, née en 1982 de Cha Nam-joo

Effacement de personnalité

Récit très polémique dès sa sortie en Corée du sud, ce roman s'est pourtant vendu à des millions d'exemplaire dans le pays. La primo-romancière est scénariste de télévision et nous imaginons bien que l'histoire narrée relève de la vérité très factuelle plutôt que d'une pure fiction. La condition de la femme coréenne est ici mise en scène, sans concessions. Rien de très nouveau, peut-être, comparé à ce que nous avons déjà vu dans le monde. Mais le titre, et les noms de chapitres sont là pour nous rappeler que c'est aujourd'hui que cela se passe. Il est bon de lire ce livre pour ré-aiguiser son attention aux petites choses, ces éléments infimes, pris isolément, qui dans leur ensemble hurlent l'inadmissible de la place octroyée à la femme.

Le roman s'ouvre sur un premier chapitre qui nous donne l'impression d'entrer dans un récit envolé, à la manière des successeurs de Murakami. Une jeune mère a des moments d'absence. Un autre personnage s'empare d'elle et lui fait jouer des scènes. Un jour elle devient sa propre mère, le lendemain sa belle-mère ou encore quelqu'un d'autre. Mais elle ne se rappelle pas ces moments après en être sortie. Son époux ne constate la chose qu'après plusieurs occurrences, dont une scène de famille effroyable qui s'est déroulée chez ses parents. Le couple a l'air jeune, moderne, sympathique. Rien ne semble anormal dans leur vie. La mère est femme au foyer ; elle était dans la vie active avant sa grossesse. Le chapitre a pour titre Automne 2015.
Dans les chapitres suivants nous remontons dans le temps pour suivre étape par étape la vie de cette femme, Kim Jiyoung. Nous la verrons enfant, adolescente, étudiante et salariée. Dès le départ, lorsqu'elle est enfant, en lisant la vie de ses parents, nous comprenons d'où vient le problème. Les filles ne comptent pas. Les femmes ne comptent pas. Elles n'ont de valeur que pour seconder l'homme, lui permettre de réussir. Les temps changent mais non pas les modes de voir et de vivre. Tous, hommes et femmes, se conforment au savoir-vivre ancestral, et l'uniformité des destins efface les personnalités, talents, compétences ou désirs des individus, de surcroît des individus- femme.

Le livre n'est pas bien épais. En format poche il compte quelque cent cinquante pages. Plus nous avançons dans le roman, et plus le style se rapproche d'un essai documenté. Chiffres et statistiques viennent souligner les phénomènes constatés et vécus. C'est un opus qui se construit, un manifeste, un cri étouffé mais déterminé. Le personnage principal se laisse faire, bien qu'étant une femme moderne et intelligente. Mais l'auteure dénonce. Car dans le quotidien, Kim Jiyoung sera écrasée par le poids du système. Par la voie de l'écriture, Cho Nam-joo force les barrières, tente de faire tomber des murs de briques, solides et invisibles, qui s'érigent à chaque pas pour bloquer la femme, la faire plier. Elle n'a pas d'autre choix que ..

Prenons quelques exemples. Kim Jiyoung a une soeur aînée et un petit frère. Quand ils ont de la viande à table, elle est servie au petit garçon, mais non pas aux deux filles, ni à la mère. Leur mère n'a pu faire des études universitaires. Parce qu'elle a dû travailler, parce que ses parents n'avaient pas les moyens de payer les études des enfants. Or, si elle a été obligée de travailler, ce n'était pas pour économiser les frais universitaires lui garantissant un avenir. Il est de coutume que les filles de la famille travaillent pour financer les études du ou des frères. Puisque c'est l'homme qui fera la grandeur de toute famille. Puisque c'est l'homme qui surviendra aux besoins de toute famille. Or, elle-même, lorsqu'elle sera mère fera vivre la famille, fera fructifier leurs petits pécules, mettra sur pied des commerces. Sans le savoir elle fait de la production, de la distribution, du marketing, de la communication, de la vente, de la gestion ; bref, elle sera chef d'entreprise. Mais son mari rentrera tard le soir, ivre, célébré et félicité par ses amis pour avoir été un excellent chef de famille et avoir fait prospérer sa maisonnée.

La femme élève les enfants, et renonce à sa carrière. L'auteure s'insurge. Elle dit tout, et pourtant je soupçonne qu'il réside encore bien des non-dits. Et c'est là que le livre de Cho Nam-joo m'a intéressée. Je ne pense pas qu'au départ il s'adressait à nous, occidentaux non coréens. Elle tenait à parler aux autres femmes de son pays. Attention, ne laissez rien passer. Evitez de prendre le chemin de mon héroïne. Et aux hommes, elle demande peut-être de prendre conscience et de faire des choix. Naturellement, son récit nous concerne tous. Car la mémoire collective agit sur nos décisions et réactions. Partout au monde nous faisons perdurer le monde d'hier alors que le monde de demain ne demande rien mieux que de naître !
Nous parlerons de ce livre dans notre Book club thématique consacré à La Femme.

KIM JIYOUNG, NÉE EN 1982
Cho Nam-Joo
Traduit du coréen par Kyungran Choi et Pierre Bisiou

Nil éditions 2020(v.o. 2016)
Sortie poche, éditions 10/18 février 2021

Les illustrations présentées dans l'article sont les œuvres de :
- Sunny Kim,
- Young-Sé Lee.
La photographie de l'auteure est de Jun Michael Park.

Cet article a été conçu et rédigé par Yassi Nasseri, fondatrice de Kimamori.

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