Nous qui n’étions rien, de Madeleine Thien

Voici un livre poignant qui a notamment remporté le Prix Giller au Canada, et été finaliste du Man Booker Prize 2016. Le livre s’intéresse à l’art, son étude, sa transmission. La musique ou la littérature sont vues comme langage alternatif pour dire la vie et les émotions, voire les étoffer et les transcender. Mais l’histoire se déroule en Chine au XXème siècle et sous Mao Zedong dans un moment où précisément la possibilité de maintenir son art et de préserver son âme est menacée par la marche politique contraire… Où puise-t-on le souffle de vie ? Quand, comment peut-on le perdre, qu’est-ce qui va survivre au sortir de tout ce que l’on a sacrifié ? Les réponses à ces grandes questions sont simples, et malheureusement souvent douloureuses. J’ai été personnellement très sensible au propos de ce roman. Tout ce que j’aime se trouve dans ce livre, et ce « tout ce que j’aime » est patiemment et progressivement détruit au fil du récit. Mais détruire n’est pas vaincre.

Ce n’est pas simple de résumer l’histoire de ce roman qui parcourt trois générations successives de deux familles. Certains personnages sont si éternels dans le livre, centenaires et increvables, et d’autres sont si radicalement transformés que l’on croirait à leur duplication dans le temps ! Et pour couronner le tout, la structure du récit se focalise d’abord sur l’époque contemporaine, prenant pied chez une famille chinoise émigrée au Canada, avant de faire un retour en arrière pour nous éclairer sur les parents et grands-parents, grands-oncles et grandes-tantes qui ont vécu la période de Mao en Chine. L’histoire au début paraît d’une simplicité déconcertante, puis plonge dans les méandres du passé quasi légendaire tant il est hors normes, pour revenir finalement à un récit sobre où tout prend son sens. Tous les destins subitement se tiennent la main et l’on voit une grande image se former, se dessiner très clairement à la toute fin du récit.

Une jeune adolescente d’origine chinoise vit au Canada avec sa mère. Son père les a quitté de façon subite et inexpliquée.  Quelque temps après elles ont appris son suicide à Hong Kong. Au même moment débarque chez elles une chinoise qui a fui les répressions de la place Tian’anmen en 1989. Elle est la fille d’un des meilleurs amis du père, de l’époque où il vivait en Chine. Avec docilité elle se met à raconter des bribes de son histoire. On rencontre alors la grand-mère et la grande-tante de celle-ci, leur passion pour un conte légendaire des temps anciens, leur talent pour réécrire et continuer cette histoire ancienne. De là nous arrivons à la génération intermédiaire, le père de la réfugiée et celui de la jeune canadienne chinoise, tous deux passionnés de musique, l’un pianiste et l’autre compositeur. Et puis c’est la révolution culturelle, la terreur, l’insensé des persécutions et des dénonciations, des auto-critiques et toutes puissantes gardes rouges.

Tout ce temps le texte est poétique. Les musiciens racontent des histoires avec les notes de musique, les lettrés humiliés créent des énigmes par la littérature qui ne subsiste plus que dans leur tête. Le récit à chaque pas nous offre des envolées mirifiques avant de nous redescendre dans l’enfer de la réalité qui dès lors a perdu sa substance.

Madelien Thien, avec talent, nous transporte dans un tourbillon que nous ne maîtrisons pas, et régulièrement nous sort de la tempête, nous permet de reprendre pied avant de nous réembarquer dans une nouvelle aventure hallucinante. Car l’Histoire semble être une hallucination.

La jeune canadienne du début, quinze ans après, décide de faire son enquête et retourne sur les lieux de l’enfance de son père. Et nous, lecteurs, l’accompagnons dans son investigation, pour comprendre à ses côtés que l’identité de chacun des personnages s’est forgé pas à pas, au rythme des rebondissements de l’histoire de la Chine. Les identités sont multiples car toute vie est au final un patchwork d’époques différentes traversées et vécues. Toutes les parcelles du patchwork ne sont pas belles à voir mais un homme peut être aimé dans son ensemble, malgré ses contradictions et  paradoxes…

Don’t ever try to be only a single thing, an unbroken human being. If so many people love you, can you honestly be one thing ? *

Je vous offre les extraits dans leur version originale en attendant de relire le roman dans sa version traduite.

I’ve been searching for myself, but I didn’t expect to find so many selves of mine. **

(…) Many lives and many selves might exist, but that doesn’t render each variation false. ***


NOUS QUI N’ÉTIONS RIEN
(Do not say we have nothing)

Madeleine Thien
Traduit de l’anglais par Catherine Leroux
éditions Phébus, 2019 (v.o. 2016)

Prix littéraire du Gouverneur général 2016
Prix Giller 2016
Finaliste du Man Booker Prize 2016
Finaliste Baileys Women’s Prize for Fiction 2017

 

Les illustrations présentées sont les œuvres de :
– Adolph Gottlieb,
– Zou Chuanan,
– Jean-Michel Alberola.

Voici une traduction rapide des extraits cités (n’ayant pas encore lu le texte traduit en français je vous présente les miennes, approximatives) :

* « N’essaie jamais d’être tout d’une seule pièce, un être humain qui n’a jamais été brisé. S’il est tant de personnes qui t’aiment, pourrais-tu, sincèrement, être Une chose ? »
** « J’ai été en quête de moi-même, mais je ne m’attendais pas à tomber sur tant de moi qui me forment. »
*** « Des vies et des soi multiples peuvent coexister mais chacune des différentes variations n’en sera pas moins fausse. »

Vous pouvez écouter Madeleine Thien parler de son livre ici (en anglais).

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