L’enfant de la prochaine aurore, de Louise Erdrich

Une dystopie amérindienne

Depuis que je connais Kimamori, j’ai toujours eu envie de parler de Louise Erdrich, porte-parole emblématique de la culture amérindienne, merveilleuse écrivaine mêlant la situation actuelle des réserves indiennes et la dépossession des territoires ancestraux, au profit des colons blancs. Très active dans le mouvement de la Renaissance Amérindienne, elle-même issue de la communauté Ojibwe par sa mère, elle a créé au sein de sa propre librairie très engagée, tout un réseau d’activités culturelles et artisanales, de soins de santé et de justice gérés par des femmes autochtones. Ses livres oscillent des années 60-80 aux années 20-30, réunissant traditions, sagas familiales et réalisme magique. C’est pour cette raison que lorsque j’ai appris qu’elle avait écrit une sorte de dystopie, j’ai eu hâte que la traduction française soit disponible.

Le roman est un journal intime adressé à son futur enfant, par une jeune femme enceinte d’environ 4 mois ; journal écrit de manière de plus en plus urgente et tendue, si bien que nous, lecteurs, sommes partie prenante, sans autre issue ni information que ce qu’écrit l’héroïne. Cette future mère indienne, appelée Cedar, a été adoptée toute petite par un couple de bobos quasiment parfaits, et protecteurs. Au seuil de sa nouvelle vie, elle désire retrouver sa famille biologique ; la quête de ses origines se double d’un questionnement sur sa propre maternité, car les événements autour d’elle commencent à l’inquiéter : état d’urgence décrété, infos vagues et rumeurs les plus folles sur un éventuel dérèglement biologique - virus, mutation,  catastrophe écologique ?

De retour de la réserve indienne où elle a retrouvé sa mère biologique et une famille foutraque et attachante, Cedar se rend à un rendez-vous d’échographie. Le médecin lui intime l’ordre de cacher sa grossesse. À partir de là, tout se dérègle par étapes, le danger est invisible mais présent dans son quotidien de femme traquée. Les écrans se mettent en marche tout seul pour surveiller ses faits et gestes. Son instinct féroce de future mère lui dicte de se dissimuler, de se méfier de tous. On comprend peu à peu que l’humanité et le vivant régressent, qu’une dictature totalitaire a verrouillé la société et que les femmes enceintes représentent un enjeu vital.

La suite est le combat éperdu de Cedar pour échapper à la séquestration médicale qui débusque les femmes enceintes qu'on emprisonne dans des hôpitaux et dont on contrôle la grossesse. Dénoncée, séquestrée, en cavale, elle continuera à écrire à son enfant, pressentant la séparation possible.

On est bien loin du monde habituel de Louise Erdrich ! Pourquoi a-t-elle visité l’univers de l’anticipation ? Pourquoi un roman si angoissant et pessimiste, elle qui nous a habitué à des personnages combattifs, parfois loufoques ou borderline, à des femmes fortes et invaincues ? Pourquoi avoir fait des femmes l’enjeu du futur, rappelant Margaret Atwood et sa Servante Écarlate ?
Elle a débuté ce roman en 2002, effrayée par le Patriot Act établi par G.W. Bush, puis l’a repris sous la présidence Trump .. coïncidence qui n’en est pas une. Le renouveau de l’anti-Darwinisme et la religiosité qui a accompagné ces époques lui a inspiré le thème de la Dévolution qui charpente cette dystopie. « J’ai le sentiment que, davantage que le passé, c’est l’avenir maintenant qui nous hante » déclare-t-elle. L’approche onirique et magique de la nature et des humains, l’instinct sauvage de survie comme remède à une société devenue concentrationnaire, la tension intérieure due à l’imprécision de la dégénérescence de ce qui arrive, plus des pages magnifiques et explicites sur la grossesse, tout ceci se concentre en un récit qui laisse des traces puissantes.

Roman organique et haletant, il nous rappelle la valeur de notre présent, et nous alerte contre les destructions irréversibles que nous faisons subir au vivant.

L'ENFANT DE LA PROCHAINE AURORE
(Future Home of the Living God)
Louise Erdrich
Traduit de l'anglais (américain) par Isabelle Reinharez

éd. Albin Michel 2021 (v.o. 2017)

Les illustrations présentées dans l'article sont :
- Fœtus de neuf semaines, dictionnaire Larousse,
- Couverture du livre 2001, Odyssée de l'espace, de Arthur C. Clarke (détail).

Cet article a été conçu et rédigé par Françoise Shah, fan de cinéma et de littérature.

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