Massacre des Innocents, de Marc Biancarelli

Jusqu'où ira l'Homme ?

Écrivain très lu pour ses romans sur la Corse vue de l'intérieur, Marc Biancarelli ne craint pas de se pencher sur la part de réalité humaine que nous préférons souvent enjoliver ou taire.
La littérature est là pour dire - à l'aide d'une langue travaillée - la plus grande beauté et la plus horrible des laideurs, entremêlées. Un voile se lève alors et le théâtre humain, tragicomique, se révèle à nous, lecteurs. Massacre des Innocents est un tel livre. Il relate le naufrage du Batavia, bâtiment hollandais qui se rendait aux Indes, lourd de coffres gorgeant de trésors, en 1629. La suite nous la connaissons, mais avons-nous jamais regardé le tableau dans ses moindres détails ? J'ai lu et relu le roman de Marc Biancarelli ces deux dernières années de pandémie et de confinement. Je ne sais, de la pandémie ou de l'histoire des naufragés du Batavia, lequel me hantera plus durablement !

Les chapitres se nomment Tableaux dans ce roman qui s'ouvre sur La tempête. Le bateau est au plus mal, le commandeur lui-même est perdu dans les affres de fièvres hallucinatoires. Mais qui donc commande le navire, vous demandez-vous. Très vite nous soupçonnons que l'embarcation est gouvernée par le mal, l'envie, le délire. Une mutinerie sourd dans ses profondeurs. Et la coque se brise, sur une erreur de jugement du capitaine éméché. Les naufragés échouent sur les îles que nous connaissons aujourd'hui sous le nom des Albhoros. L'intendant adjoint Cornelius Cornelisz est abandonné sur les débris du Batavia. Quant à Palsaert et Jacobsz, commandeur et capitaine, ils prennent le large, fuient cet enfer avec la promesse de revenir chercher les marins, soldats, hommes, femmes et enfants livrés à leur sort. Nous lirons alors le lent devenir des naufragés, leurs tentatives de survie, d'installation sur les îles, leur incapacité à s'organiser collectivement. Et puis. Le drame s'enclenche. L'infâmie, la barbarie, la soif de vilénie se déchaîneront. Tout ce temps le lecteur sera dans l'espérance. Car plusieurs personnages pourraient avoir l'étoffe, non pas de héros, mais d'êtres humains dignes.

Le récit se scinde en deux parties. Une première partie forme la descente aux enfers, suivie d'une deuxième partie où les lumières tentent de percer les ténèbres. Le tout est entrelacé de tableaux (chapitres) qui font retour en arrière, avant le départ du Batavia, et nous permettent de mieux connaître les protagonistes. Dans le fil de l'histoire nous avons également des surgissements du passé, un soldat qui se remémore une scène de guerre, une scène d'amour, une scène d'amitié et de solidarité. Si l'on accepte de traverser l'horreur de la première partie en gardant les yeux bien ouverts, on a une chance de métamorphose, de rédemption si vous préférez. Et ce « on » concerne les personnages, tout autant que les lecteurs.

Disons quelques mots des personnages, historiques, mis en scène dans le roman. Il n'y a pas de méchants et de gentils, de brutes et de saints parfaits ici. Plongés dans cette situation extrême, tous vont devoir agir en oubliant leur ordinaire. Pas de demi-mesure ni de limites. Et si Cornelius Cornelisz se venge de sa vie passée - de ses humiliations et concessions - en s'adonnant au mal absolu qu'il reconnaît en son for intérieur comme l'action du divin, un Otter Smit ou un Weybbe Hayes se forgent un pragmatisme lucide et intransigeant. Le rôle central incombe au personnage principal féminin dans le livre. Lucretia Jansdochter est érudite, intelligente et raffinée, par ailleurs issue d'un rang social plus élevé que ses compagnons d'infortune. Il lui sera donné de vivre le pire, de se transformer en monstre à l'instar des divinités mythologiques qui changent de nom et de face le temps d'exercer leur puissance invincible. Puis elle redeviendra femme, celle du début, et vulnérable. Ce même parfum vulnérable se logera en Weybbe Hayes. Car au cœur de l'horreur, une histoire d'amour est tissée. Se vivra-t-elle un jour ?.. Nous ne le saurons qu'à la fin du roman.

Il est impossible de détailler en quelques paragraphes le contenu et les profondeurs de Massacre des Innocents. L'écriture de Marc Biancarelli est dotée d'un souffle à l'écho vaste, qui résonne telle une voix issue de la nuit des temps. L'action humaine dans sa bestialité innommable est  peinte dans tous les tableaux du livre. Et ils sont détaillés. Ici on appelle un chat un chat. Qu'il s'agisse de lustre ou de crime rien n'est censuré ni diminué par les mots. Mais il n'y a pas de violence dans le roman. Il y a mille peintures, de mille teintes, portées sur le papier ; elles donnent à voir de près la barbarie humaine.
Vous l'aurez compris, en partant d'une histoire vraie, d'un fait historique, ce roman rejoint un universel qui est la place par excellence de la littérature, quand un auteur accepte de s'y atteler. Les grands lecteurs en quête de vérités intemporelles - pas toujours jolies - seront happés par ce livre.

MASSACRE DES INNOCENTS
Marc Biancarelli
éd. Actes Sud 2018

Le dessin présenté dans l'article est :
- Illustration du drame, auteur inconnu - 1647.
Les photographies mettant en scène la couverture du livre sont de © murielarie pour Kimamori.

Cet article a été conçu et rédigé par Yassi Nasseri, fondatrice de Kimamori.

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