Okuribi, Renvoyer les morts de Hiroki Takahashi

Okuribi, Renvoyer les morts est le premier roman paru en France du jeune auteur japonais Hiroki Takahashi. Il a remporté le prestigieux Prix Akutagawa, et se déroule à Aomori, province natale de l'écrivain.

Ayumu, dont le père ne cesse d’enchainer les mutations professionnelles et donc les déménagements, commence sa troisième et dernière année de collège dans l’établissement scolaire d’une petite ville de province. Lui qui n’a jamais eu de mal à s’intégrer dans de nouveaux groupes se retrouve dans une classe de seulement douze élèves. Et si, quand on est scolarisé dans l’enceinte d’un gigantesque bâtiment de Tokyo, il est facile d’éviter les perturbateurs, cela s'avère bien plus délicat lorsqu'il y a uniquement six garçons dans les lieux.
Dès lors Ayumu ne peut que sympathiser avec la bande menée par Akira, garçon violent déjà sanctionné pour ses coups de sang. Poussant toujours plus loin leurs jeux, laissant énormément de décisions aux résultats – pipés - d’un paquet de cartes, Ayumu assiste à un enchainement d’épreuves dont fait pratiquement toujours les frais le timide et empoté Minoru. Alors que la ville s’apprête à célébrer les morts, l’escalade de la violence prend de l’ampleur. L’auteur lui-même étant par ailleurs professeur, on peut imaginer qu’il a été témoin de certaines scènes de brutalité narrées …

« (…) - La famine, c’est fini. On a moins de terres qu’avant, mais on touche des subventions. Du coup, à ton avis, c’est quoi qu’ils veulent maintenant les paysans ?
- Pardon ?
- Ils veulent qu’on leur donne du riz blanc et de quoi s’amuser.  »

Cette réplique, prononcée vers la fin du roman par l’un des personnages, exprime pour moi beaucoup de choses sur la violence qui habite ces pages. La brutalité sert à combler l’ennui ; la progression sociale semble inexistante. Akira parle souvent à Ayumu du Tokyo qu’il idéalise, une ville merveilleuse où tout est possible dans son imaginaire d’adolescent. Il lui arrive même d’exprimer le souhait de voir son village noyé sous les eaux afin de pouvoir être indemnisé. Alors, la sauvagerie devient un refuge contre cette vie déjà toute tracée et insignifiante.
Mais ne vous y méprenez pas. La beauté est également infiniment présente, et c’est bien là la force de cette histoire qui n’est faite que de contrastes. Le style n’a pas de prétention, mais c’est justement dosé. Hiroki Takahashi parvient en très peu de mots à décrire une ambiance plutôt qu’un simple décor, ce qui est remarquable. Ce livre est merveilleux par le soin qui est apporté au contexte et au lieu.
Nous entrons dans les légendes japonaises, dans les coutumes des gens de la terre. L’ensemble culturel est très intéressant et enrichissant, et même si Ayumu semble souvent prendre ces récits pour des contes de paysans, il s'instruit, et illustre par là l'immense décalage entre les gens de la ville (les gens de là-haut) et ceux de la campagne.

La transition entre les moments de violence et de calme est saisissant, et tranchant par sa soudaineté. La scène où les garçons préparent tranquillement les décors d’une pièce de théâtre reflète bien cette dualité. Nous voyons ce moment défiler, en nous demandant si tout cela n’est que comédie et si quelque excès ne va pas se produire.
La beauté et la tranquillité de la campagne japonaise imprègne le récit. On lève les yeux vers un insecte, on suit la progression de la rizière au même rythme qu’Ayumu, on admire la montagne changeante au fil des saisons.

« Tout le monde l’appelait le « monticule Torando », le mot de la région pour désigner les sauterelles. « Six-pattes » était une sorte de surnom, pas la véritable appellation de ces insectes. On racontait que si l’on prononçait leur nom à voix haute, les mots allaient se doter de pouvoir et faire revenir le fléau. »

Le style est épuré, l’auteur ne cherche pas le grandiloquent. Les parents d’Ayumu ne sont jamais nommés, on oscille entre les termes « le père, la mère, la famille ». Ce personnage principal est difficile à cerner, car même si ses actes n’atteignent pas ceux d’Akira, il n’agit jamais pour tout stopper. Il ressent de l’empathie pour Minoru, mais il reste à l’écart. Il s’amuse aussi, souvent, de l’accent des habitants de la petite ville.
Pour moi, sa violence n’est pas physique, mais elle est présente d’une autre manière notamment relative au jeu de carte que manipule Akira, et sa passivité est totale, le rendant complice.
Akira reste ambivalent jusqu’à la fin du roman ; à la fois défenseur et oppresseur, mais également victime.

Okuribi, Renvoyer les morts laisse entrevoir les vestiges d’une société traditionnelle s’acheminant vers la modernité. Le format très court du roman, 120 pages, accentue l’effet oppressant et rend parfaitement la rapidité à laquelle une vie peut basculer.
Pourtant, jamais nous ne tombons dans le pathos, Hiroki Takahashi fait preuve d'intelligence talentueuse pour nous raconter un moment de vie tragique, entouré d’un sublime écrin.

OKURIBI, RENVOYER LES MORTS
Hiroki Takahashi
éd. Belfond, 2020
couverture : Cerise Heurteur
traduit du japonais par Miyako Slocombe

Les illustrations présentées dans l'article sont (dans leur ordre d'apparition) :
- Bois de pins, détail d'un paravent par Hasegawa Tōhaku
- The Witch and the Skeleton Specter, d'Utagawa Kuniyoshi, 1844
- Yokoyama Taikan, aube printanière sur les sommets sacrés de Chichibu, 1928 

L'auteur de cet article et désormais chef de rubrique Littérature de l'Imaginaire dans le journal bimensuel et sur le site de Kimamori est Amalia Luciani. Découvrez-la par ses propres mots :

Je m'appelle Amalia, j'ai 26 ans. Diplômée d'un master d'histoire, je suis passionnée d'écriture et de livres, tout particulièrement dans le domaine de la fantasy, de l'anticipation et des polars bien noirs et sanglants.
Mes articles sont parus dans divers journaux, dont en 2013 sur le site de l'Express. En 2012, une exposition individuelle à la galerie Collect'Art de Corte a célébré mes photographies, ma seconde passion. Enfin, en 2018, j'ai remporté le prix François-Matenet, à Fontenoy-le-château dans les Vosges avec une de mes nouvelles ayant pour thème l'intelligence artificielle. La même année j'ai co-animé une conférence sur la place des femmes en Corse, du 19ème siècle à nos jours, un des thèmes de mon mémoire de recherche à l'Université.

Comments

  1. Merci pour votre beau retour de lecture !

    Vais m’empresser de me procurer ce livre plein de promesses

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