Rappelez-vous votre vie effrontée, de Jean Hegland

« Les personnages de Shakespeare ne sont pas des gens. Ils ne saignent pas, ne pleurent pas. Roméo et Juliette ne sont jamais morts. Mercutio ne s'est jamais moqué de l'amour. Ils ne sont que des idées, de simples chapelets de sons, de petits paquets de mots. Ils ne s'expriment pas - ils sont l'expression. »

Vous êtes nombreux à avoir lu et aimé Dans la forêt de l'écrivaine américaine Jean Hegland, et plus récemment Apaiser nos tempêtes. Mais croyez-moi, le meilleur est encore à venir ! La maison Phébus nous offre en cette rentrée un des plus beaux romans de la saison, voire de l'année à mon avis : Rappelez-vous votre vie effrontée. Le lecteur francophone peut se délecter de ce roman écrit en 2015, livré aujourd'hui dans une superbe traduction qui mériterait un prix littéraire.

Durant tout le livre le lecteur est plongé dans la tête et l'âme d'un professeur d'Université émérite, tout juste retraité, spécialiste de l'œuvre de Shakespeare. Mais ce roman ne serait pas grandiose si un piquant travers ne s'en mêlait. Le voici : notre homme est atteint de la maladie d'Alzheimer, diagnostiquée au moment même où il allait savourer une retraite tant attendue après la vie professionnelle mille fois active qui avait été la sienne.

Nous serons à ses côtés dans les tout derniers moments passés chez lui, en compagnie de sa seconde épouse - une femme remarquable - puis dans la clinique spécialisée qui l'accueille. Autre élément essentiel du délicieux romanesque : cet homme a perdu tout contact avec sa fille unique depuis des lustres. Son épouse la contactera pour l'encourager à aller à la rencontre de son père avant qu'il ne soit trop tard.
Or, voyez-vous, la singularité de notre homme est qu'il connaît tout Shakespeare par cœur ; littéralement. Et depuis toujours les vers du barde d'Avon jalonnent sa vie, forment la base de sa relation avec autrui. Et cela va lui offrir, à lui et à son entourage, alors même que sa maladie le coupe du monde, de continuer à s'y relier. Bien peu de personnes autour de lui connaissent cet autre langage ; le jeu de pistes offert au lecteur n'en devient que plus grisant. Et dans les derniers chapitres, croyez-moi, vous allez pleurer. Des larmes d'émotion ont coulé sur mes joues, et j'ai su que je me trouvais en présence d'une œuvre inoubliable.

Ce roman de Jean Hegland est beau, immensément humain. D'une intelligence et d'une douceur effrayantes que ce chemin parcouru de concert entre un père et une fille pour se retrouver, là où la bataille, en temps ordinaire, est perdue d'avance. Car on le sait bien, les voies du cœur sont insondables : Shakespeare qui a abandonné femme et enfants, fait se rejoindre ici un père et sa fille ! En sortant du livre, on voudra se plonger dans son œuvre, dont on vient de s'imprégner.
Je terminerai ma chronique par ces mots, extraits de Rappelez-vous votre vie effrontée :

« Comme il l'a dit maintes fois en cours, chez les humains, la soif de récits est plus primaire que l'envie de sucre, peut-être même que le besoin de sexe. Ce sont les histoires qui nous sculptent, aime-t-il dire, les histoires qui nous donnent une raison d'être, et elles encore qui nous aident à donner un sens à nos vies étranges. »

RAPPELEZ-VOUS VOTRE VIE EFFRONTÉE
(Still Time)
Jean Hegland
Traduit de l'anglais (américain) par Nathalie Bru

éd. Phébus 2023 (v.o. 2015)

Cet article a été conçu et rédigé par Yassi Nasseri, fondatrice de Kimamori.

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