Tupinilândia, de Samir Machado de Machado

Une déclaration d'amour à la culture brésilienne

Tupinilândia, publié en cette rentrée littéraire 2020 par les éditions Métailié, est le premier roman traduit en français de l’auteur brésilien - et traducteur de Conan Doyle - Samir Machado de Machado.
Proposant une réflexion sur le nationalisme, la nostalgie et la transmission, l’auteur nous livre un roman aux multiples facettes, aussi foisonnant que la forêt amazonienne elle-même.

L’histoire se découpe en trois grandes phases chronologiques ; dans les années 40, Joâo Amadeus Flynguer, âgé de dix-huit ans et grand fan de cinéma, est chargé de présenter sa ville, Rio, à Walt Disney, son idole absolue et à toute son équipe américaine. Puis, nous voilà propulsés dans les années 80, époque pendant laquelle le Brésil tend à revenir vers la démocratie. Joâo est devenu un magnat du BTP et, fort de sa rencontre avec le cinéaste, décide de réaliser dans le plus grand secret un gigantesque parc d’attractions au fin fond de l’Amazonie. Les cent dernières pages se déroulent trente ans plus tard, lorsqu’un archéologue s’intéresse à ce parc mystérieux …

« À Tupinilândia, rien n’irait jamais de travers, car cet endroit avait été conçu pour être ainsi, pour étouffer sous l’euphorie de la samba, sous les saveurs de ses fruits et sous la rapidité de ses rythmes, cette tristesse du Brésil si subtile et si bien cachée, née du sentiment d’échec produit par le mirage du progrès, du pays du futur, un futur constamment en vue mais qui n’en finissait pas de fuir, quelle que soit la vitesse à laquelle on lui courait après. »

L’auteur met en avant l’histoire du Brésil, d’hier à aujourd’hui, à travers le regard de Joâo, ancien combattant, mais aussi grâce à la vision de personnages plus jeunes comme Tiago, ou plus tard, Arthur et Benjamin. Nous sommes plongés dans le passé fasciste du pays, dont l’entrée dans la modernité ne se fait pas sans peine, où la paranoïa due au communisme est latente.
Dans la deuxième partie du roman, on erre dans les allées du parc d’attractions, on passe d’un manège à l’autre avec les automates, et les différentes zones à thèmes nous font voyager dans des moments forts de l’histoire du Brésil. Le jour de la répétition de l’inauguration du parc, des militaires intégralistes (mouvement politique nationaliste et fasciste), vivant dans la nostalgie de la dictature, entrent en force dans le parc. Persuadés que Tupinilândia est un projet communiste et que le vieux Flynguer veut y créer son paradis fiscal personnel, les soldats prennent en otage 300 personnes. Je ne veux pas trop en révéler, mais les choses dérapent. Silence radio du côté des médias et, comme l’écrit l’auteur à plusieurs reprises avec beaucoup d’ironie, « si ce n’est pas passé à la télé, c’est que ce n’est pas arrivé ».

À partir de ce moment, j’ai eu l’impression de découvrir un livre totalement différent de celui qui regroupait les deux cent premières pages. Nous sommes plongés dans un film d’action, avec des courses poursuites et des fusillades. Le mélange des genres domine le roman, ce qui permet d’alléger un peu les nombreuses références historiques qui pourraient décourager bon nombre de lecteurs, mais aussi de faire passer certains messages sans avoir l’air d’y toucher.
Trente ans plus tard, un archéologue fasciné par ce lieu inconnu du grand public, obtient une subvention pour s’y rendre avec une petite équipe avant que la région ne soit totalement noyée par la construction d’un barrage. Face aux attractions en ruines, où la jungle a repris ses droits, ils découvrent une communauté recluse dans l’immense centre commercial de plusieurs étages. Constituée en grande partie des militaires et de leurs familles, la majorité de cette population vit en autarcie complète depuis trente ans, persuadée d’être le dernier bastion de survivants dans un monde tombé aux mains des communistes. On comprend mieux le bandeau de l’éditeur nous signalant une influence orwelienne !

« En vérité, les « deux minutes de haine » étaient une idée inventée non pas par George Orwell, mais par des gouvernements européens pendant la Première Guerre mondiale. Mais personne n’avait expliqué leur fonction mieux que lui : la frustration et la colère violentes dérivées d’une existence surveillée et misérable devaient être canalisées en direction d’un objet défini pour fournir à la population une soupape de sécurité, même si l’ennemi désigné était le plus souvent inexistant – cette logique guidait le monde depuis toujours, de la haine religieuse à son équivalent politique. »

Tupinilândia est une déclaration d’amour à la culture brésilienne. Objets dérivés, mascotte, monnaie à échanger, boissons, denrées alimentaires, absolument tout est d’origine brésilienne, jusqu’aux musiques qui résonnent dans les haut-parleurs et aux produits de beauté des chambres d’hôtels.
Dans le parc, tout est fait pour maintenir en vie une certaine image du pays, où chacun pourra retrouver son âme d’enfant et oublier, un temps, ses soucis. Mais l’auteur ne perd jamais de vue les difficultés et les heures sombres du Brésil, il nous pointe du doigt le danger de se noyer dans une certaine nostalgie. Les personnages les plus âgés sont étonnés du retour en force des modes des années 80, récupérées par des jeunes qui n’étaient même pas nés à cette époque. Ce n’est pas ce temps dont on est nostalgique, mais plutôt de la personne que l’on était à ce moment-là.

Ce que j’ai beaucoup apprécié dans ce roman, c’est le travail de recherche, des moments de cours magistraux sur la culture et la politique brésilienne, choses que l’on ne s’attend absolument pas à trouver de prime abord. L’aventure, les affrontements et les tirs de mitraillettes ne sont jamais ridicules, tout est très bien dosé, pour rester cohérent, et surtout particulièrement intelligent. Impossible à ranger dans une case, Tupinilândia nous guide sans prétention sur plusieurs chemins de lecture. Ce parc d’attraction, rendant hommage à Disneyland et merveilleux sur le papier et avant son ouverture, n’avait aucune chance de survivre comme le dit d’ailleurs souvent Beto, le fils Flynguer, pour qui l’échec était inévitable ; « mon père croit pouvoir refondre l’esprit de ce pays par la consommation. Sauf que le monde a changé ».
On ne peut mettre sous verre une utopie, tout en voulant entrer dans la modernité …

« Les gens disent de moi : tiens, voilà M. Flynguer, qui a connu Walt Disney, comme ils diraient tiens, c’est cet homme qui a vécu au temps des dinosaures et connu le monde avant qu’il devienne monde. Mais la vie porte en elle le drame de tous les cinéphiles : voir un film pour la première fois est une expérience qu’on ne peut pas répéter. »

TUPINILÂNDIA
Samir Machado de Machado
Traduit du portugais (Brésil) par Hubert Tézenas

éd. Métailié 2020 (v.o. 2018)

Les illustrations présentées dans l'article sont les œuvres de :
- Peinture de l'artiste Lobo, 
- Œuvre de JR ; Women Are Heroes, Action dans la Favela Morro da Providencia, Favela de Jour.

L'auteur de cet article est Amalia Luciani. Découvrez-la par ses propres mots :

Je m'appelle Amalia, j'ai 26 ans. Diplômée d'un master d'histoire, je suis passionnée d'écriture et de livres, tout particulièrement dans le domaine de la fantasy, de l'anticipation et des polars bien noirs et sanglants.
Mes articles sont parus dans divers journaux, dont en 2013 sur le site de l'Express. En 2012, une exposition individuelle à la galerie Collect'Art de Corte a célébré mes photographies, ma seconde passion. Enfin, en 2018, j'ai remporté le prix François-Matenet, à Fontenoy-le-château dans les Vosges avec une de mes nouvelles ayant pour thème l'intelligence artificielle. La même année j'ai co-animé une conférence sur la place des femmes en Corse, du 19ème siècle à nos jours, un des thèmes de mon mémoire de recherche à l'Université.

Leave a Comment