Apeirogon, de Column McCann

« Un nombre dénombrablement infini de côtés »

Nous avons tous lu Column McCann ; et aimé le lire. Dans Les saisons de la nuit il nous plongeait dans la vie des creuseurs de tunnel au tournant du siècle aux États-Unis, Zoli nous a bouleversés avec l'histoire d'une poétesse ROM rejetée jusque par sa propre communauté, Danseur relatait la vie du grand Noureev. Eh oui, l'écrivain irlandais a l'art et le talent du conteur, le sens de la précision et le souci d'une bonne recherche documentaire.

Mais il est remarquable également par sa capacité à traiter des sujets que d'autres ne savent pas encore approcher. Je me rappelle après le 11 septembre (2001), les écrivains américains disaient qu'il leur faudrait du temps pour écrire sur le sujet. McCann avait déjà publié son Et que le vaste monde poursuive sa course folle. Le voilà aujourd'hui qui traite d'une question si difficile, si complexe, si sensible, celle d'Israël et de Palestine. Il y parvient avec brio parce qu'il nous éclaire, non seulement sur ce contexte précis, mais plus largement sur notre monde, aujourd'hui.
Notons qu'Apeirogon a été retenu dans plusieurs sélections de grands prix littéraires de cette rentrée 2020.

Ce roman est une oeuvre de fiction, tout autant qu'une oeuvre ne relevant pas de la fiction. En 1001 fragments il nous raconte l'histoire de deux hommes, un israélien et un palestinien, qui ont tous deux perdu un enfant, emporté si injustement. L'une avait dix ans, l'autre était adolescente, bientôt une jeune femme. Tous deux décident de dire Non à un contexte. Ils rejoignent l'association dénommée Le Cercle des parents. Ils parcourent le pays, et le monde, pour raconter ce qu'ils ont vécu et tenter d'ouvrir la discussion entre deux pôles qui s'opposent. Mais dans ces mille et un fragments l'auteur nous raconte bien d'autres choses, sur les oiseaux migrateurs, sur des parcours humains, sur des œuvres artistiques, sur les religions, sur le passé, et sur la vie. Sous cette forme fragmentaire il bâtit une émotion, donne la parole à l'humanité, telle qu'elle peut être vue, ressentie, vécue, partagée. Aussi fragmentaire que soit le récit, il transporte le lecteur. Il le berce, non pas d'illusion mais d'espérance, tout en lui susurrant mille vérités, mille façons de voir les choses, dans l'amour, avec la paix dans le cœur...

Je vais être honnête avec vous. Je n'y croyais pas au départ. Comment peut-on aborder un tel sujet, et ne pas livrer un récit simpliste, ne pas horrifier les uns ou les autres, ne pas torturer son lecteur, et porter une parole juste, sincère, simple, humaine. Mais j'ai été très vite conquise. Parce que j'ai lu, les fragments, les pages, les uns après les autres, les unes après les autres. Cette œuvre est gigantesque ; et elle est poétique. Elle ne joue pas à faire de la fiction, mais c'est un travail d'écrivain. Un conteur d'histoires raconte mille histoires. Or ces mille histoires forment un seul et même récit, de notre humanité, de notre aspiration à une vie paisible, où nos enfants à leur tour pourront vivre une vie paisible, se parler et s'entendre.

Je vous le disais, le récit est construit sous forme de fragments. Nous commençons par lire le fragment 1, et les fragments vont en nombres croissants. Puis nous arrivons aux fragments 500 : il y en a deux. À partir de là les fragments vont en chiffres décroissants, jusqu'à nous ramener au fragment 1. Et ces fragments se composent de bouts d'histoires, parfois de quelques vers de poésie, d'une photographie, de quelques mots, d'une répétition ou d'un cadre vide. C'est une promenade littéraire aussi. Parfois on nous parle de l'écrivain Borges, parfois d'un explorateur, ou d'un mot, ou d'une phrase de la bible. Nous remontons au IIème siècle, nous sommes parachutés dans le XIIème siècle, nous revenons à aujourd'hui, repartons dans le XXème siècle. Nous rencontrons les hommes politiques, les artistes peintre. Dans les 500 premiers fragments nous sommes souvent en compagnie d'oiseux, d'oiseaux migrateurs. Dans les 500 fragments suivants nous découvrons le silence, et les sons du silence : dans l'œuvre de John Cage. Ne me demandez pas ce que signifie tout cela. Car je ne me suis pas posé la question durant la lecture. J'ai lu. Attentivement. Avec émotion. Avec cœur.

Oh, tout n'est pas rose dans ce récit. Vous vous en doutez. Ce serait mentir. Et ce texte ne ment pas. Tout ce qui est raconté est vrai. Vu d'un côté ou de l'autre. Mais la paix habite ce monde composé de 1001 fragments. Ne pourrait-elle habiter cette région du monde. Ne pourrait-elle guider les actions humaines. Ne pourrait-elle s'installer dans toutes les régions du monde. Car, plus d'une fois la question des sentiments humains est effleurée. La peur, le désir de vengeance, la colère, le rejet, la souffrance. Plus d'une fois je me suis surprise à relire par deux fois les phrases. Elles nous parlaient à tout un chacun. Ce qui est mis en scène dans ce livre est plus vaste, plus général que la question d'Israël et de Palestine. C'est nous. Nous tous. Le règne de la peur, où mène-t-il les humains ? En des régions où la peur est plus ample encore, nous susurre le récit ...
Lisons ce livre. Car sa lecture est un pur plaisir. Mais aussi parce que c'est plus que cela.

APEIROGON
Column McCannTraduit de l'angais par Clément Baude
éd. Belfond 2020
Sélection Booker Prize 2020
Deuxième sélection Prix Femina étranger 2020
Deuxième sélection Prix Médicis étranger 2020

Les illustrations présentées sont les œuvres de :
- Dimitri Varbanesco
- John Cage
La photographie de l'auteur est de Sandrine Roudeix.

Cet article a été conçu et rédigé par Yassi Nasseri, fondatrice de Kimamori.

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