Le grand cahier d’Agota Kristof

Écrivaine suisse d’origine hongroise, Agota Kristof écrit en français. À la lecture de l’article « Un regard d’enfant, qu’est-ce que ça change ? », une amie a attiré mon attention sur le fait que Le grand cahier avait sa place parmi les livres qui déployaient avec brio la voix d’un enfant narrateur. Le récit est sublime, l’histoire contée abominable ! Mais je suis tentée de dire qu’il s’agit d’une lecture nécessaire. Notons que ce roman constitue la première partie de La Trilogie des jumeaux.

Une mère câline, dotée d’une tendresse infinie dans ses mots et ses gestes abandonne ses deux fils, par temps de guerre et pour leur bien, en les confiant à leur grand-mère fermière installée dans un petit village qui se trouve épargné par la guerre, et par la disette. La grand-mère est à mille lieues des modes de fonctionnement de sa fille. Aigrie, avare, sèche et cupide elle accueille ces garçons tels des apprentis mal-aimés ; impitoyable, elle les traite avec la rudesse et l’austérité qui la caractérisent.

Les frères, jumeaux de surcroît, s’évertuent à s’adapter à leur nouvel univers. D’emblée ils se jettent à bras le corps dans les tâches ingrates et le travail acharné exigés par la maison. En parallèle ils travaillent à se transformer pour devenir conformes à cette nouvelle réalité. Hautement intelligents ils s’approprient la douleur et la souffrance. Ils pratiquent assidûment des exercices physiques et moraux en guise de formation personnelle : des séances de vives insultes mutuelles sont destinées à habituer leurs oreilles à ce langage qui les heurte chaque jour à la maison et au dehors, des combats physiques sans nulle retenue où ils se portent des coups hautement douloureux afin d’apprendre à tout supporter. La sensibilité et les sensibleries désormais ne seront plus leurs. De nouveaux atours de dureté illimitée vont leur permettre d’être invariablement gagnants dans ce monde cruel, si peu humain qui les aura cueilli bien trop jeunes. Tels des samouraïs ces garçons se font intraitables et invincibles.

Désormais ils ne croient que ce qu’ils voient, et se modèlent à l’image de cela qui les entoure. Ayant appris à lire et à écrire par leurs propres moyens ils se lancent dans l’écriture du Grand Cahier. Ils y noteront tout ce qu’ils vivent. La seule règle d’or étant que pas une seule idée, pas un seule description subjective n’y aura sa place. Aucune interprétation n’est permise. La lecture de la vie sera directe et ainsi rendue dans cette narration. Et nous, lecteurs, serons plongés jusqu’au cou dans ce récit factuel, qui ne dénonce rien, mais qui dénude tout. La justice est du côté de celui qui survit, et elle n’appartient pas aux âmes sensibles.

Oserais-je vous dire que le livre est d’une douceur irréelle, d’une saveur exquise ?! Son dire emploie toutes les monstruosités d’usage dans un monde livré à la guerre, caractéristiques de l’homme contre lui-même. Je suis sortie sereine de cette lecture, mais marquée à jamais par un sceau invisible ayant pour objet de marquer la conscience, seul attribut qui malgré tout peut faire de l’Homme un être humain…

 LE GRAND CAHIER
Agota Kristof
éd. du Seuil 1986

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