« Cet ascenseur qui avalait ses proies et fonçait dans la grande tour de verre pour les régurgiter quelques instants plus tard rappelait à Salim Fazell ses premiers mois dans le groupe, lorsqu'il dédaignait la trop confortable mécanique, préférant grimper quatre à quatre les marches de l'escalier qui le menait au sixième étage, comme il s'attendait à grimper celles de sa hiérarchie, investi d'un destin exceptionnel dans l'industrie du dentifrice à pâte dure. »
Les premiers chapitres nous font côtoyer plusieurs personnages. Ils ont cela en commun de travailler pour la même entreprise et être convoqués chacun dans le grand bâtiment ultramoderne et très gratte-ciel de conception, design, matériaux et atmosphère. Homme, Femme, jeune, moins jeune, nos quatre personnages vont se trouver au même moment dans l'ascenseur. Chacun vraisemblablement tourneboulé par ses propres préoccupations. Or un incident se produit et ils vont être débarqués à un étage inconnu de tous, conçu comme les autres étages mais inusité, recouvert de sable et de poussière. Naturellement une rencontre se produit entre ces hommes et femmes qui seront coincés là un court intermède. Dès lors un drôle de compagnonnage s'instaure entre eux et ne manquera pas de les emmener dans des sphères insoupçonnés ; le lecteur à leur côté !
Roman terre à terre, roman fantastique, roman spirituel ou philosophique, on ne pourrait trancher entre une seule de ces catégories. Et la beauté du récit est certainement là. Le livre est drôle, alors que la tragédie empoigne le destin de chacun de nos compagnons d'infortune. L'infortune même peut s'avérer grande fortune. Alors certes cet étage analogue est mystique tout autant que surréaliste ou relevant d'un réalisme magique à la manière des romans latino-américains voire encore des contes des mille et une nuits .. mais le vivant, qu'il soit végétal, humain ou autre, raconté ici est bien réel.
Les murs et les couloirs enferment, la cage d’ascenseur étouffe .. et les portes s'ouvrent vers de nouveaux horizons. À un étage près nous emmène dans un champ de possibles, sans jamais nous mentir. Car au final chacun de nos protagonistes aura pris en main son devenir et aucun n'aura opté pour la même trajectoire que le voisin. Loin des apparences mystérieuses du tour que prend le récit, c'est une histoire assez simple qui est ici narrée. La difficulté d’Être dans certains environnements professionnels, les possibilités d'évolution, et surtout, la seule recette pour ne pas se perdre : le lien, la rencontre, l'humanité si l'on préfère. Mais il est peut-être nécessaire de se perdre dans un lointain étage analogue, pour mieux se retrouver ; pour enfin se trouver et se maintenir fidèle à soi.
J'aimerais préciser, que l'on ait lu Le Mont Analogue de René Daumal ou non, on saisira parfaitement le propos.
Délicieux roman qui nous met face à tant de vérités, nous plonge dans le bain de l'entreprise où l'on comprend pourquoi c'est une marmite qui ébouillante ses composantes, le roman de Jérôme Baccelli réussit l'exploit de rapprocher les univers de l'invisible et ceux du visible par quelques trajectoires de vies, à première vue ordinaires.
À un étage près
Jérôme Baccelli
éd. du Seuil, 2023
Cet article a été conçu et rédigé par Yassi Nasseri, fondatrice de Kimamori.